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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

de notre fatigue et de nos meurtrissures : nous les laissâmes donc grimper à leur clocher, et nous nous assîmes pour procéder à l’extraction des pierres et des épines. Pendant ce temps, ils étaient arrivés au sommet de la montagne, et comme preuve de prise de possession, ils y avaient allumé un feu, et y fumaient leurs cigarres.

Au bout d’un quart d’heure, ils descendirent, se gardant bien d’éteindre le feu qu’ils avaient allumé, curieux qu’ils étaient de savoir si d’en bas on en apercevrait la fumée.

Nous mangeâmes un morceau, après quoi nos guides nous demandèrent si nous voulions revenir par la même route, ou bien en prendre une autre beaucoup plus longue, mais aussi plus facile : nous choisîmes unanimement cette dernière. À trois heures, nous étions de retour à Aix, et du milieu de la place ces messieurs eurent l’orgueilleux plaisir d’apercevoir encore la fumée de leur fanal. Je leur demandai s’il m’était permis, maintenant que je m’étais bien amusé, d’aller me mettre au lit. Comme chacun éprouvait probablement le besoin d’en faire autant, on me répondit qu’on n’y voyait pas d’objection.

Je crois que j’aurais dormi trente-six heures de suite comme Balmat, si je n’avais pas été réveillé par une grande rumeur. J’ouvris les yeux, il faisait nuit ; j’allai à la fenêtre, et je vis toute la ville d’Aix sur la place publique : tout le monde parlait à la fois, on s’arrachait les lorgnettes, chacun regardait en l’air à se démonter la colonne vertébrale. Je crus qu’il y avait une éclipse de lune !

Je me rhabillai vitement pour avoir ma part du phénomène, et je descendis, armé de ma longue-vue. Toute l’atmosphère était colorée d’un reflet rougeâtre, le ciel paraissait embrasé ; la Dent-du-Chat était en feu.

Au même instant, je sentis qu’on me prenait la main ; je me retournai, et j’aperçus nos deux camarades du fanal : ils me firent de la tête un signe d’adieu en s’éloignant. Je leur demandai où ils allaient ; l’un d’eux rapprocha les deux mains de sa bouche pour s’en faire un porte-voix, et me cria : À Genève. Je compris leur affaire : c’étaient mes gaillards qui avaient incendié la Dent-du-Chat, et Jacotot les avait prévenus tout bas que le roi de Sardaigne tenait beaucoup à ses forêts.