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le sens complet de la plupart des pensées de M. Jules Le Fèvre ; il lui arrive trop souvent d’envelopper les sentimens qu’il exprime d’un voile sombre et terne, et comme il ne prend pas soin d’en arranger les plis avec une simplicité assez sévère, pour que l’œil puisse deviner le nu sous la draperie, une attention ordinaire et médiocrement exercée hésite et trébuche presque à chaque page.

Cependant, quand on a surmonté les premiers obstacles, on est largement dédommagé de son dévoûment ; une fois acclimaté dans cette atmosphère brumeuse, le regard se raffermit, et parvient à suivre, sans trop de fatigue, les contours indécis du paysage, les lignes flottantes de l’horizon. Alors on s’aperçoit que la rébellion du langage a souvent comprimé l’inspiration du poète ; mais de cette difficulté même est née pour lui la nécessité irrésistible de ne pas vivre sur le fonds commun des images démonétisées. Comme il manie laborieusement et lentement le rhythme et la rime, on n’a pas à lui reprocher la perpétuelle et monotone reproduction des formes consacrées.

Or, pour ceux qui ont eu l’occasion de voir à l’œuvre un artiste sérieux, il n’est pas douteux que la facilité, la soudaineté de l’expression est un écueil dangereux où se perdent parfois des trésors inestimables. On serait effrayé si l’on pouvait compter les hommes, authentiquement médiocres à ne consulter que leurs œuvres, auxquels il n’a manqué, pour conquérir un rang élevé dans l’histoire, que de trouver moins de docilité dans l’instrument qu’ils avaient choisi.

M. Jules Le Fèvre, forcé de condenser sa pensée, a souvent dû à la fatalité de sa concision des expressions et des tours d’une admirable justesse. Seulement il est fâcheux que la brièveté de son haleine poétique oblige à se rencontrer sur le même terrein des idées et des images d’un ordre différent, par exemple, une idée abstraite et une image visible qui s’obscurcissent mutuellement, au lieu de s’éclairer d’un jour réciproque.

On pourra, dans le fragment suivant, vérifier toutes nos remarques.


OMBRA ADORATA.


Ne parlez pas des vers ! leurs flèches émoussées
Ne tirent pas de sang de nos âmes glacées :
Elles piquent l’écorce, et ne pénètrent pas.
Seule de tous les arts, la musique, ici-bas,