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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

sait découvrir tout un monde de réflexions, de conjectures, de prophéties pour chaque personnage, son attention constante à soutenir l’esprit dans les régions les plus élevées de la rêverie, voilà ce qui supplée chez lui à la rapidité, à la variété, à la complication inattendue des moyens.

Je préfère, je l’avoue, Harley et Julia à Sindall. Je trouve dans ce dernier type une scélératesse trop entière, trop explicite, trop crue. Il me semble que les idées personnifiées sans voile, sans mystère, sans ambiguïté, violent une des lois primordiales de la poésie, qu’elles affligent au lieu d’émouvoir, qu’elles émoussent l’intérêt en provoquant trop vite le dégoût.

Quelques esprits distingués ont reproché à Julia de Roubigné un caractère quelque peu mélodramatique. Ils n’ont pas voulu pardonner à Montauban ce qu’ils pardonnent à Othello, ils ont condamné dans le héros espagnol ce qu’ils excusent dans le héros maure. Ces reproches ne nous ont pas converti. Il y a quelque chose de si douloureux et de si poignant dans les doutes d’une âme élevée qui, sans pouvoir s’assurer de la trahison qu’elle redoute, ne réussit pas à se convaincre de la fidélité qu’elle exige ; la jalousie, si folle qu’elle puisse être, naît d’un amour si ardent et si exclusif, que le crime commis par elle inspire plus de pitié que d’horreur. Savillon est une fraîche et naïve création. Quant à Julia, je ne connais guère que l’Antigone antique dont les grâces et la piété filiale puissent lui être comparées.

Il règne entre ces trois tragédies domestiques je ne sais quelle merveilleuse harmonie ; il semble que chacune des trois naisse de la précédente. Les souffrances d’une sensibilité exquise, au milieu de la vie commune, préparent par une transition insensible au spectacle de la misère engendrée par l’égoïsme ; et lorsqu’on a suivi pas à pas l’envahissement et le sacrifice de plusieurs destinées, balayées, comme une poussière inutile, par la volonté d’un seul homme, on assiste sans étonnement, mais non pas sans attendrissement, à la ruine successive des plus légitimes espérances : on regarde sans incrédulité, mais non pas sans frayeur, toutes ces âmes imprévoyantes qui se perdent sans retour, pour s’être confiées sans réserve à la pureté céleste de leurs intentions ; tous ces voyageurs altérés, qui s’abreuvent imprudemment d’espérance et de sérénité, et