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peut-être pas, sans qu’il en résulte pour lui des maux plus grands. Un Anglais fort distingué par les qualités de son esprit me disait, en parlant des individus de cette classe, qu’ils sont les derniers des humains. Il y a probablement plus d’humeur que de vérité dans cette boutade ; mais on doit avouer que, s’ils ne sont les derniers, ils sont du moins souvent les plus ridicules. Ils s’appellent entre eux le monde fashionable (the fashionable world) ; ce qui ne veut pas dire qu’on est fashionable pour être noble, mais que les fashionables ne se trouvent que dans leurs rangs. Il serait assez difficile d’expliquer comment on acquiert la qualité de fashionable, et comment on la perd. Tel qui est décoré de ce titre cette année, rentrera peut-être dans l’obscurité la saison prochaine. Fashionable signifie à la mode, ou qui suit la mode. Pour être susceptible d’être fashionable, il faut cacher soigneusement les qualités de son esprit, et dissimuler son savoir ; car la fashion n’aime pas qu’on lui fasse apercevoir sa stupidité ou son ignorance. Mais il ne suffit pas d’être d’une intelligence bornée pour être à la mode ; il faut se distinguer par quelque chose ; un habit, un équipage, un souper, un concert, procurent quelquefois cet avantage. Un artiste, un littérateur, un médecin deviennent aussi fashionables par l’usage que la fashion fait de leurs talens : tous leurs efforts tendent vers ce but, parce que leur avenir est renfermé dans cette maxime : Devenez fashionable, et votre réputation sera faite comme votre fortune. Un homme veut faire un cours d’histoire, de littérature ou de musique ; il ne sait rien de tout cela ; peu importe : qu’il soit fashionable d’assister à ses lectures, chacun y voudra courir.

Lorsque la fashion assiste à un concert, elle ne se soucie guère d’entendre de la musique : elle ne l’écoute même pas ; mais ce lui est une occasion de se réunir, et le bruit des voix et des instrumens lui semble un accompagnement agréable à sa conversation. À peine l’accompagnateur a-t-il donné le signal, en préludant sur le piano, que des colloques s’établissent dans toute la salle ; le brouhaha devient bientôt semblable à celui d’une place publique ou d’un marché, et cela dure jusqu’à ce que le morceau soit fini. Il faut avouer cependant qu’un artiste est ordinairement excepté de ce méprisant accueil : ce fortuné mortel est le chanteur, ou