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Obermann.

eu la jeunesse de René. Elles peuvent avoir répudié long-temps la vie réelle, comme n’offrant rien qui ne fût trop grand ou trop petit pour elles ; mais à coup sûr elles ont vécu la vie de Werther. Elles se sont suicidées comme lui par quelque passion violente et opiniâtre, par quelque sombre divorce avec les espérances de la vie humaine. La faculté de croire et d’aimer est morte en elles. Le désir seul a survécu, fantasque, cuisant, éternel, mais irréalisable, à cause des avertissemens sinistres de l’expérience. Une telle âme peut s’efforcer à consoler Obermann, en lui montrant une blessure plus envenimée que la sienne, en lui disant la différence du doute à l’incrédulité, en répondant à cette belle et triste parole : Qu’un jour je puisse dire à un homme qui m’entende : « si nous avions vécu ! » — Obermann, consolez-vous, nous aurions vécu en vain. »

Il appartiendra peut-être à quelque génie austère, à quelque psychologiste rigide et profond, de nous montrer la souffrance morale sous un autre aspect encore, de nous dire une autre lutte de la volonté contre l’impuissance, de nous initier à l’agitation, à l’effroi, à la confusion d’une faiblesse qui s’ignore et se nie, de nous intéresser au supplice perpétuel d’une âme qui refuse de connaître son infirmité, et qui, dans l’épouvante et la stupéfaction de ses défaites, aime mieux s’accuser de perversité que d’avouer son indigence primitive. C’est une maladie plus répandue peut-être que toutes les autres, mais que nul n’a encore osé traiter. Pour la revêtir de grâce et de poésie, il faudra une main habile et une science consommée.

Ces créations viendront sans doute. Le mouvement des intelligences entraînera dans l’oubli la littérature réelle qui ne convient déjà plus à notre époque. Une autre littérature se prépare et s’avance à grands pas, idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience humaine, n’empruntant au monde des sens que la forme et le vêtement de ses inspirations, dédaigneuse, à l’habitude, de la puérile complication des épisodes, ne se souciant guères de divertir et de distraire les imaginations oisives, parlant peu aux yeux, mais à l’âme constamment. Le rôle de cette littérature sera laborieux et difficile, et ne sera pas compris d’emblée. Elle aura contre elle l’impopularité des premières épreuves ; elle aura de nombreuses batailles