Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/645

Cette page a été validée par deux contributeurs.
639
LE CHOLÉRA.

dans laquelle ils avaient espéré se survivre longuement dans la mémoire des hommes, mais qui périssait aussi en demeurant inachevée. C’étaient enfin ou de petits enfans, qui avaient traversé ce monde, sans s’en être doutés, sans y laisser de trace, semblables au caillou qui s’enfonce dans une onde profonde, ou bien des vieillards, qui, frappés dans leurs descendans, par lesquels seulement ils tenaient à ce monde, restaient debout encore quelques instans, mais déracinés de la vie, mais menaçant de tomber au premier souffle ennemi. Le sombre aspect qu’offrit un moment Paris, avec sa population consternée, avec ses rues désertes dès la fin du jour, avec ses portails décorés en grand nombre de signes de deuil, avec les chars funèbres qui le sillonnaient en tous sens, s’emplissant de morts de porte en porte : ce sombre aspect me fut de nouveau présent. Je me rappelai la sinistre préoccupation des esprits, les terreurs de l’âme éclatant subitement sur tous les visages, au milieu des conversations les plus indifférentes, des plus insignifiante circonstances. Et comment le moindre mot n’aurait-il pas suffi à rappeler l’idée qui, en dépit des efforts de chacun, ne manquait guère d’être présente à tous les esprits ? Comment le geste le plus indifférent n’eût-il pas été assez significatif pour désigner l’objet, qui ne cessait guère d’être visible à tous les yeux ? Je me rappelai l’effet produit par le retentissement subit de ce mot de choléra, étrange, inusité pour nous : il me sembla le revoir encore, s’écrivant tout à coup au-dessus de nos foyers et de nos tables, de nos banquets, aussi terrible, aussi redoutable que les mots mystérieux du festin de Balthasar. Je me rappelai mille autres scènes d’effroi, de consternation et de douleur ; elles se mêlèrent, s’enlacèrent les unes aux autres, en se revêtant de je ne sais quelle fantastique réalité ; au milieu d’elles, et malgré tous mes efforts pour les repousser de mes yeux, ne cessaient de m’apparaître, hideux, horribles, sanglans, les odieux massacres des prétendus empoisonneurs ; et de la sorte, se dressa devant moi comme un tableau fidèle de ce que j’avais vu du choléra de Paris.

Au fond de ce tableau, dans ses perspectives les plus éloignées, les mêmes calamités se montraient de nouveau. Mon œil les retrouvait à Moscou, à Varsovie, à Londres, en Amérique. Elles éclataient au milieu d’une population religieuse, tombant à ge-