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VOYAGE DANS L’INDE.

quartier de chevreau insipide et coriace, et l’eau du torrent voisin. Je ne bois d’eau-de-vie qu’à la pointe du jour, pour me réchauffer ; quelques gouttes me suffisent. Je couche sur un lit bien dur, sans matelas ; ma tente est bien légère ; le vent glacé, qui tombe la nuit des cimes neigées, souffle au travers, entre par rafales par-dessous et me gèle dans mes habits et mes couvertures. Des tempêtes d’une violence et d’une continuité tout-à-fait inconnues auparavant dans les montagnes, à cette époque de l’année, m’y assaillirent dès le lendemain du jour où j’y montai. Cette veine d’adversité n’est pas épuisée. Chaque jour, à midi, amène un petit orage de grêle et de pluie. À Dheyra, le tonnerre fracassa l’arbre sous lequel ma petite tente était tendue ; deux de mes gens y étaient avec moi, et tous deux furent paralysés quelques instans dans le côté gauche. Sur les cimes de Mossouri, qui dominent la vallée de Dheyra, l’espace autour de moi fut jonché des éclats d’une roche foudroyée, tandis que l’oreille basse, et transi de froid et d’humidité, je faisais mon soucieux et mince repas. Il semble vraiment qu’on me vise de là haut. Les deux premiers coups n’ont pas touché, mais gare au troisième.

L’influence de l’élévation efface entièrement ici celle de la latitude (31°) sur le climat et ses productions. Je suis campé sous un bois d’abricotiers sauvages, qui commencent seulement à feuiller. Le tapis de ma tente est, sans métaphore, émaillé de fleurs. Ce ne sont que fraisiers qui se détachent partout au milieu des gazons. Le vent m’apporte la fumée du grand feu autour duquel sommeillent mes montagnards : son odeur est agréable, c’est un cèdre qu’ils brûlent, ou un pin. La plupart des arbres de nos forêts, ou des espèces si voisines, qu’un botaniste seul en aperçoit la différence, dominent dans la zone moyenne de l’Himalaya, associées à quelques autres qui nous sont étrangères, mais qui ne laissent pas d’avoir leurs représentans dans les plaines de l’Amérique septentrionale.

Ma vue s’est certainement très raccourcie depuis un an, je ne quitte plus mes lunettes que pour lire ou pour écrire, et avec les lunettes même, je ne vois pas assez loin pour me servir de ma carabine. La portée de mon fusil est toute celle de mes yeux : j’ai donc laissé ma carabine à Saharunpore.

Mais dans l’inventaire de ma personne c’est le seul déficit que je