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DU THÉÂTRE ESPAGNOL.

l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort, et bien que sa jeunesse eût été perdue pour les lettres, il a dû écrire chaque jour huit pages entières, presque toutes de poésie. Le nombre total de ses écrits est évalué à cent trente-trois mille pages et à vingt-un millions de vers[1]. L’histoire littéraire n’offre certes rien qui approche de cette fécondité vraiment fabuleuse ; et quand même aucun autre mérite ne s’attacherait au nom de Lope de Vega, il devrait vivre toutefois dans la mémoire des hommes comme un de ces prodiges que la nature ne produit pas une seconde fois.

Maître absolu, arbitre souverain du théâtre et de la littérature de son pays, Lope, comme tant d’autres dictateurs, manqua à sa haute vocation. Cet homme prodigieux, que Cervantès appelait monstruo de naturaleza, pouvait réformer et diriger le goût du public, il trouva plus commode d’y sacrifier ; et les applaudissemens de la multitude le précipitèrent dans des défauts qu’il connaissait, mais qu’il ne voulut pas éviter, et auxquels il donna sciemment l’autorité de son exemple et de sa renommée. « Il faut, disait-il dans une de ses préfaces, que les étrangers remarquent bien qu’en Espagne les comédies ne suivent pas les règles de l’art. Je les ai faites telles que je les ai trouvées ; autrement on ne les aurait point entendues. » « Ce n’est pas, dit-il encore dans son Arte nuevo de hacer comedias, que j’ignore les préceptes de l’art. Dieu merci. Mais quelqu’un qui les suivrait en écrivant serait sûr de mourir sans gloire et sans profit… Aussi, quand je dois écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et je mets dehors Plaute et Terence pour que leur voix ne s’élève pas contre moi… Je fais des pièces pour le public ; et puisqu’il les paie, il est juste de les faire à son goût. » Lope termine ce traité poétique en convenant qu’il est plus barbare que ceux auxquels il donne des leçons, et que toutes ses comédies, hors six qu’il ne nomme point, pèchent gravement contre les véritables règles de l’art. Lope de Vega, rassasié d’honneurs et de richesses, objet de gloire pour sa patrie et d’envie pour les étrangers, dont la renommée enfin fut telle que

  1. On a également calculé qu’à 500 réaux pièce (130 fr.), ses comédies lui ont rapporté 80,000 ducats, et ses autos, 6,000 ; fortune immense pour ce temps-là.