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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

le jugeaient mieux que personne : aussi prirent-ils une résolution violente et instinctive ; le cocher, saisi à bras le corps, fut soulevé hors de son siége, et jeté sur la route, où il tomba lourdement, embarrassé comme Hyppolite dans ses rênes qu’il n’avait point abandonnées. Le cheval, qui était d’un naturel fort pacifique, se calma aussitôt ; ces messieurs profitèrent de ce moment de repos pour sauter à terre, et chacun de nous, notre damné cocher excepté, se trouva sain et sauf et sur ses jambes au milieu de la route.

Nous laissâmes notre homme se relever, mener son cheval et sa voiture comme il l’entendait, et nous nous acheminâmes à pied : c’était plus fatigant, mais plus sûr. À deux heures nous dînâmes à Liddes, où, d’après notre marché, nous devions changer de cheval et de cocher ; nous étions trop intéressés à ce que cette clause fût scrupuleusement suivie, pour ne pas donner tous nos soins à son exécution. Cette mutation faite, nous nous remîmes en route, complètement tranquillisés par l’allure honnête de notre quadrupède, et la mine pacifique de son maître, qui, par parenthèse, était le notaire du lieu. En effet, nous arrivâmes sans accident à Saint-Pierre, où finit la route praticable pour les voitures.

Ce fut à l’entour de ce bourg que l’armée française fit sa dernière station lorsqu’elle franchit le grand Saint-Bernard, au-delà duquel l’attendaient les plaines de Marengo. Des gens du pays nous montrèrent les différens emplacemens qu’avaient occupés l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie ; ils nous expliquèrent comment les canons, démontés de leurs affûts, avaient été assujétis dans des troncs de sapins creux et portés à bras par des hommes qui se relayaient de cent pas en cent pas. Quelques-uns de ces paysans avaient vu opérer cette œuvre de géant, et se vantaient avec orgueil d’y avoir pris part ; ils se rappelaient la figure du premier consul, la couleur de son habit et jusqu’à quelques mots insignifians qu’il avait laissé tomber devant eux. C’est ainsi que j’ai retrouvé chez l’étranger, vivant et dans toute sa puissance, le souvenir de cet homme, qui, pour notre jeune génération qui ne l’a pas vu, semble être un héros fabuleux enfanté par quelque imagination homérique.

Cette visite de localité nous retint jusqu’à sept heures du soir.