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n’y était pas à son aise, je vous en réponds : j’étais en outre assez inquiet de savoir si je trouverais plus haut un endroit où passer la unit. J’avais beau chercher à droite et à gauche, je ne voyais rien. Enfin je me remis en route à la grâce de Dieu.

Au bout de deux heures et demie, je trouvai une belle place nue et sèche ; le rocher perçait la neige, et m’offrait une surface de six ou sept pieds : c’était tout ce qu’il me fallait, non pas pour dormir, mais pour attendre le jour d’une manière un peu moins dure que dans la neige. Il était sept heures du soir, je cassai mon second morceau de pain, je bus une seconde goutte, et je m’installai sur le rocher où j’allais passer la nuit : ça ne me prit pas grand temps, le lit n’était pas long à faire.

Sur les neuf heures, je vis venir l’ombre qui montait de la vallée comme une fumée épaisse et s’avançait lentement vers moi. À neuf heures et demie, elle m’atteignit et m’enveloppa : cependant je voyais encore au-dessus de moi les derniers rayons du soleil couchant, qui avaient peine à quitter la plus haute sommité du Mont-Blanc[1]. Je les suivis des yeux tant qu’ils y restèrent. Enfin ils disparurent, et le jour s’en alla. Tourné comme je l’étais vers Chamouny, j’avais à ma gauche l’immense plaine de neige qui monte au dôme du Goûter[2], et à ma droite, à la portée de ma main, un précipice de huit cents pieds de profondeur. Je ne voulais pas m’endormir, de peur de rouler dans la ruelle en rêvant ; je m’assis sur mon sac, et je me mis à battre des pieds et des mains pour entretenir la chaleur. Bientôt la lune se leva pâle et dans un cercle de nuages, qui la voilèrent tout-à-fait sur les onze heures. En même temps, je voyais descendre de l’aiguille du Goûter[3] un coquin de brouillard qui ne m’eut pas plus tôt atteint qu’il se mit à me cracher de la neige à la figure. Alors je m’enveloppai la tête avec mon mouchoir, et je lui dis : C’est bon, va ton train. À chaque minute, j’entendais la chute des avalanches qui grondaient en roulant comme le tonnerre. Les glaciers craquaient, et à chaque cra-

  1. N. 1.
  2. N. 2. Le dôme du Goûter est ainsi nommé, parce que le soleil l’éclaire à l’heure où l’on fait ce repas.
  3. N. 4.