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IMPRESSIONS DE VOYAGE.

cru avec lequel un Parisien n’aurait pas voulu assaisonner une salade, et que mon Valaisan vida voluptueusement jusqu’à la dernière goutte. Heureusement je trouvai ce que l’on trouve partout en Suisse, une tasse d’excellent lait, dans laquelle je versai quelques gouttes de kirchenwaser. C’était un assez pauvre déjeuner pour un homme auquel il restait encore six lieues de pays à faire. Mon guide, qui vit ma préoccupation, et qui en devina la cause en me voyant piteusement tremper, dans ce mélange acidulé, une croûte de pain dure et grise comme de la pierre ponce, me rendit un peu de courage en m’assurant qu’à l’auberge du col de Balme nous trouverions à manger quelque chose de plus restaurant. Je priai Dieu de l’entendre, et nous nous remîmes en route.

Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à l’entrée d’un bois de sapin où j’avais vu se perdre la route. Mon guide ne m’avait pas trompé : là devait commencer la véritable fatigue. Cependant j’aurai tant à parler dans la suite de passages escarpés et dangereux, que je ne cite celui-ci que pour mémoire. Nous commençâmes à côtoyer la pente rapide du col, ayant à notre droite un précipice de cinq ou six cents pieds de profondeur, et au-delà de ce précipice une montagne à pic que les gens du pays appellent l’Aiguille d’Iliers, et qui venait d’acquérir une célébrité récente, par la chute mortelle qu’y avait faite en 1831 un Anglais qui avait voulu parvenir à son sommet. Mon guide me fit voir, aux deux tiers de la hauteur de l’Aiguille, l’endroit où le pied avait manqué à ce malheureux, l’espace effrayant qu’il avait parcouru, bondissant de rocher en rocher comme une avalanche vivante ; puis enfin au fond du précipice, la place où il s’était arrêté, masse de chair informe et hideuse à laquelle il ne restait aucune apparence humaine.

Ces sortes d’histoires, peu gracieuses par elles-mêmes, le sont encore moins, racontées sur le terrain où elles sont arrivées ; il est peu réconfortant pour un voyageur, si flegmatique qu’il soit, d’apprendre qu’à l’endroit même où il est, le pied glissa à un autre, et que cet autre s’est tué. Au reste les guides ne sont point avares de tels récits ; c’est un avis indirect qu’ils donnent aux voyageurs, de ne point se hasarder sans eux.

Cependant là où cet Anglais s’était tué, un pâtre, suivi de son troupeau de chèvres, courait à toutes jambes, sautant de rocher en ro-