Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/624

Cette page a été validée par deux contributeurs.
618
REVUE DES DEUX MONDES.

un sac de toile grise sous son bras et sortir. Elle n’osa lui demander où il allait, car Guillaume n’était pas homme à rendre des comptes à une femme.

François, de son côté, avait véritablement trouvé la trace de l’ours ; il l’avait suivie jusqu’au moment où elle s’enfonçait dans le verger de Guillaume, et n’ayant pas le droit de se mettre à l’affût sur les terres de son voisin, il se plaça entre la forêt de sapins qui est à mi-côte de la montagne et le jardin de Guillaume.

Comme la nuit était assez claire, il vit sortir celui-ci par sa porte de derrière. Guillaume s’avança jusqu’au pied d’un rocher grisâtre qui avait roulé de la montagne jusqu’au milieu de son clos, et qui se trouvait à vingt pas tout au plus du poirier, s’y arrêta, regarda autour de lui si personne ne l’épiait, déroula son sac, entra dedans, ne laissant sortir par l’ouverture que sa tête et ses deux bras, et s’appuyant contre le roc, se confondit bientôt tellement avec la pierre par la couleur de son sac et l’immobilité de sa personne, que le voisin, qui savait qu’il était là, ne pouvait pas même le distinguer. Un quart d’heure se passa ainsi dans l’attente de l’ours. Enfin, un rugissement prolongé l’annonça. Cinq minutes après, François l’aperçut.

Mais, soit par ruse, soit qu’il eût éventé le second chasseur, il ne suivait pas sa route habituelle ; il avait au contraire décrit un circuit, et au lieu d’arriver à la gauche de Guillaume, comme il avait fait la veille, cette fois il passait à sa droite, hors de la portée de l’arme de François, mais à dix pas tout au plus du bout du fusil de Guillaume.

Guillaume ne bougea pas. On aurait pu croire qu’il ne voyait pas même la bête sauvage qu’il était venu guetter, et qui semblait le braver en passant si près de lui. L’ours, qui avait le vent mauvais, parut, de son côté, ignorer la présence d’un ennemi, et continua lestement son chemin vers l’arbre. Mais au moment où se dressant sur ses pattes de derrière, il embrassa le tronc de ses pattes de devant, présentant à découvert sa poitrine que ses épaisses épaules ne protégeaient plus, un sillon rapide de lumière brilla tout à coup contre le rocher, et la vallée entière retentit du coup de fusil chargé à double charge, et du rugissement que poussa l’animal mortellement blessé.