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en question, passa à dix pas de Guillaume, monta lestement sur l’arbre dont les branches craquaient sous le poids de son corps, et se mit à y faire une consommation telle qu’il était évident que deux visites pareilles rendraient la troisième inutile. Lorsqu’il fut rassasié, l’ours descendit lentement, comme s’il avait du regret d’en laisser, repassa près de notre chasseur, à qui le fusil chargé de sel ne pouvait pas être dans cette circonstance d’une grande utilité, et se retira tranquillement dans la montagne. Tout cela avait duré une heure à peu près, pendant laquelle le temps avait paru plus long à l’homme qu’à l’ours.

Cependant l’homme était un brave… et il avait dit tout bas en voyant l’ours s’en aller : C’est bon, va-t’en, mais ça ne se passera pas comme ça, nous nous reverrons. Le lendemain, un de ses voisins qui le vint visiter, le trouva occupé à scier en lingots les dents d’une fourche. — Qu’est-ce que tu fais donc là ? lui dit-il. — Je m’amuse, répondit Guillaume.

Le voisin prit les morceaux de fer, les tourna et les retourna dans sa main en homme qui s’y connaît, et après avoir réfléchi un instant : Tiens, Guillaume, dit-il, si tu veux être franc, tu avoueras que ces petits chiffons de fer sont destinés à percer une peau plus dure que celle d’un chamois.

— Peut-être ! répondit Guillaume.

— Tu sais que je suis bon enfant, reprit François, — c’était le nom du voisin. — Eh bien ! si tu veux, à nous deux l’ours, deux hommes valent mieux qu’un.

— C’est selon, dit Guillaume, et il continua de scier son troisième lingot.

— Tiens, continua François, je te laisserai la peau à toi tout seul, et nous ne partagerons que la prime[1] et la chair.

— J’aime mieux tout, dit Guillaume.

— Mais tu ne peux pas m’empêcher de chercher la trace de l’ours dans la montagne, et si je la trouve, de me mettre à l’affût sur son passage.

— Tu es libre. — Et Guillaume, qui avait achevé de scier ses trois

  1. Le gouvernement accorde une prime de 80 fr. par chaque ours tué.