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UNE ESTANCIA.

Tous les ans, pendant l’automne, au mois d’avril ou de mai, on procède à la marque du jeune bétail. Cette opération, qui s’appelle la hierra[1], amène une suite de fêtes dans les estancias, comme, chez nous, les vendanges. L’estanciero invite ses amis à y assister, et les gauchos accourent de tous côtés offrir leurs services, souvent sans autre salaire, que leur part des réjouissances qui vont avoir lieu. Pendant plusieurs jours, ce ne sont que festins, danses, courses à cheval et divertissemens de toute espèce. Le soin même de rassembler les animaux épars dans la campagne, pour les renfermer par troupes dans le corral, est un vif plaisir pour les gauchos, qui, dans ces occasions, déploient toute leur adresse à lancer le lazo et les bolas, deux armes favorites qui ne les quittent jamais. Chaque animal est saisi et renversé à terre de la manière que j’ai décrite plus haut, et remis en liberté après avoir subi l’opération. On procède en même temps à la castration des jeunes taureaux, qui se fait d’après la même méthode qu’en Europe, et qui a lieu, non-seulement pour empêcher une propagation démesurée, mais encore pour améliorer les cuirs, ceux de bœuf étant plus minces, plus souples, et destinés à d’autres usages que ceux de taureau.

Tant que dure la hierra, on tue chaque jour plusieurs bœufs pour les repas qui se succèdent presque sans interruption, et qui rappellent les festins homériques. Les gauchos, assez sobres d’ordinaire, engloutissent, dans ces jours de réjouissances, des quantités de viande vraiment prodigieuses. Près d’un feu allumé en plein air, un quartier tout entier de bœuf, traversé dans toute sa longueur par un morceau de bois en guise de broche, cuit penché sur la flamme du brasier ; quand il est grillé à point, on le retire, on enfonce la broche dans la terre, et chacun des assistans, armé de son couteau, en découpe de longues tranches qu’il porte à sa bouche, et qu’il coupe par morceaux sur le bord même de ses lèvres. Ce rôti n’a pas encore disparu, qu’un autre est déjà sur le feu, et ainsi de suite, tant que se prolonge la fête. Le soir, des danses exécutées au son d’une guitare discordante complètent les plaisirs du jour, et ne cessent que lorsque la nuit est avancée.

Une estancia est la propriété la plus lucrative qui existe. Chaque

  1. De hierro, fer.