Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/481

Cette page a été validée par deux contributeurs.
475
LAURETTE.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitans commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons ; les tambours battaient la générale, les trompettes sonnaient : à cheval ! par ordre de M. le duc de Berry ! Les longues charrettes picardes portant les Cent-Suisses et leurs bagages, les canons des Gardes du corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des compagnies rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitans. À mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d’un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d’homme qui m’était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien. Je la plaçai dès-lors très haut dans mon estime. J’ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j’ai vécu dans l’armée, ce n’est qu’en elle et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l’infanterie que j’ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu’à ses dernières conséquences, n’ayant ni remords de l’obéissance, ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays et insoucians de la leur propre, s’enfermant avec plaisir dans leur obscurité et partageant avec les malheureux le pain noir qu’ils paient de leur sang.

J’ignorai long-temps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d’infanterie de ligne à qui je le décrivais, en attendant la parade, me dit :

— Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu le pauvre diable ! c’était un brave homme, il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous