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LAURETTE.

III.
Comment je continuai ma route.

Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j’eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d’une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis en vérité que ces deux yeux qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge, ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres. Elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu’on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla long-temps, me sourit un peu et se remit à jouer. Il me parut qu’elle s’appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

— Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le chef de bataillon, demain ce sera peut-être un autre jeu qui durera long-temps. C’est drôle, hein !

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako que la pluie avait un peu dérangée.

— Pauvre Laurette, dis-je, tu as perdu pour toujours, va.

J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamans. Je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait