Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/463

Cette page a été validée par deux contributeurs.
457
LAURETTE.

pendule. Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : à gauche ! à droite ! capitaine. Elle se moquait de moi. — Ah ! je dis, petite méchante, je vous ferai gronder par votre mari, allez. — Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa, ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. — Nous fûmes tout de suite bons amis.

Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur, et je me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbécilles, ne sachant pas ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça. Ils se trouvaient bien partout, ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans ce mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contens. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas, et qu’avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ? Je les portais de l’autre côté de la mer comme j’aurais porté deux oiseaux de Paradis.

J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfans. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table (c’est-à-dire sur mon lit), et quand je voulais, il m’aidait à faire mon point ; il le sut bientôt faire aussi bien que moi, j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis : — Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille, comme nous voilà ! Je ne veux pas vous interroger ; mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes bien délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur je