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LAURETTE.

mettre sa volonté en d’autres mains, comme une chose lourde et importune ; d’où venait le bonheur secret d’être débarrassé de ce fardeau, et comment l’orgueil humain n’en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier de toutes parts les familles et les peuples en de puissans faisceaux ; mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les armées, la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses desirs et presque à ses pensées. — Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant en tous lieux une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s’arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense ; mais l’obéissance militaire aveugle et muette, parce qu’elle est passive et active en même temps, recevant l’ordre et l’exécutant, frappant les yeux fermés comme le destin antique. Je suivais dans ses conséquences possibles cette abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.

Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l’heure à ma montre, et voyant le chemin s’allonger toujours en ligne droite sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu’à l’horizon comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l’entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d’une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.

En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j’y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir : c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi, dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrein sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme, et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérais que c’était la voiture d’une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s’enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.