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REVUE. — CHRONIQUE.

M. Carrel était celle même du pays. La manifestation cordiale, spontanée, sincère, qui s’est produite dans la population (ce n’est pas trop dire) à la nouvelle de sa blessure, a fait voir quel gré on lui savait d’avoir relevé, au nom de tous, le gant que nul adversaire ne se fût avisé de lui jeter, à lui, en face. Une notable portion de la Chambre, les étudians, des citoyens de toute nuance, accouraient, peu d’heures après l’accident, indignés, émus, contristés. Le lendemain, aux bureaux du National, la foule qui circula et s’inscrivit fut immense ; on y remarqua nombre d’ouvriers. Il y avait, sans doute, dans cette démonstration profonde, intérêt amical pour l’homme même, pour l’individu atteint ; il y avait hommage à un talent énergique, infatigable ; quelque chose de ce respect qu’on porte en France à toute belle intelligence que la valeur accompagne, à tout noble front où l’éclair de la pensée s’est rencontré volontiers avec l’éclair d’une épée ; mais il y avait aussi un sentiment dominant de solidarité, d’adhésion à des principes communs, de reconnaissance pour des services rendus, de confiance placée sur une tête forte et rare. Par un accord instantané, irrécusable, il a été constaté à quel point M. Carrel compte dans l’opinion universelle pour le triomphe plus ou moins prochain de certaines idées, dont une portion est déjà populaire.

Si, après ce qui s’est passé depuis dix années, on pouvait douter encore de la toute-puissance de la presse et de l’autorité qu’elle exerce et qu’elle confère, c’en serait là une preuve bien triomphante. Avant la révolution de juillet, M. Carrel s’était acquis une belle réputation de courage et de résolution dans le jeune carbonarisme par sa conduite en Espagne et ses condamnations à mort ; il s’était fondé également une position fort solide d’écrivain et d’historien, par sa coopération à plusieurs journaux, par son excellent volume sur la révolution anglaise de 1688. Mais connu, apprécié de ses amis et des personnes du métier, M. Carrel n’avait pas eu le temps de se faire dans le public une place à beaucoup près aussi apparente que celle qu’occupaient MM. Augustin Thierry, Mignet et Thiers. La tournure ferme, judicieuse et précise de son talent ne lui eût pas permis de chercher dans un faux éclat et des aperçus hasardés un succès qu’il ne voulait devoir qu’aux sérieuses études dont sa première vie l’avait distrait, et auxquelles il s’était remis avec toute sa vigueur. La révolution de juillet, en détachant du National les deux rédacteurs jusqu’alors le plus en vue, laissa seul au premier rang, et démasqua, en quelque sorte, M. Carrel ; ce fut pour lui, pour le développement de son talent et de sa destinée, une époque vraiment décisive. Des facultés amples, abondantes, pleines d’aisance et de ressources, se révélèrent chez lui en face de l’obstacle, et s’ajoutèrent avec bonheur au nerf et à la persévérance qu’on ne lui avait jamais con-