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Je le suivis en chancelant sur les cailloux qui roulaient sous mes pieds, me retenant à lui, qui était debout et ferme comme un bâton ferré. Nous avions à peu près trente pieds à descendre dans ce chemin rapide et mouvant. Maurice vit combien j’aurais de peine à faire ce trajet sans son aide. — Tenez, me dit-il, portez la lanterne. — Je la pris sans me le faire répéter. Alors, de la main que je lui laissais libre, il me saisit le bras sous l’épaule, avec une force dont je croyais ce corps grêle incapable, force de montagnard que j’ai retrouvée en pareille circonstance dans des enfans de dix ans ; me soutint et me guida dans cette descente dangereuse, son instinct de guide bon et fidèle l’emportant sur la rancune qu’il m’avait conservée jusque-là, si bien que grâce à son aide, j’arrivai sans accident au bord de l’eau. — J’y trempai la main, elle était glacée.

— Vous allez descendre là-dedans, Maurice ? lui dis-je.

— Sans doute, répondit-il, en me prenant la lanterne des mains et en posant un pied dans le torrent.

— Mais cette eau est glacée, repris-je en le retenant par le bras.

— Elle sort de la neige à une demi-lieue d’ici, me répondit-il, sans comprendre le véritable sens de mon exclamation.

— Mais je ne veux pas que vous entriez dans cette eau, Maurice !

— N’avez-vous pas dit que vous vouliez manger des truites demain à votre déjeuner ?

— Oui, sans doute, je l’ai dit, mais je ne savais pas qu’il fallait, pour me passer cette fantaisie, qu’un homme,… que vous, Maurice ! entrassiez jusqu’à la ceinture dans ce torrent glacé, au risque de mourir dans huit jours d’une fluxion de poitrine. Allons, venez, venez, Maurice.

— Et la maîtresse, qu’est-ce qu’elle dira ?

— Je m’en charge ; allons, Maurice, allons-nous-en.

— Cela ne se peut pas ; — et Maurice mit sa seconde jambe dans l’eau.

— Comment cela ne se peut pas !

— Sans doute, il n’y a pas que vous qui aimez les truites. — Je ne sais pas pourquoi même, mais tous les voyageurs aiment les truites, — un mauvais poisson plein d’arêtes ! enfin il ne faut pas disputer des goûts.