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LUCRÈCE BORGIA.

tribune dominent à peu près toutes les pensées. Aussi le peuple, qui n’a plus de guide pour l’éclairer, se laisse aller aux plus brutales impressions. Ce qu’il veut avant tout, ce qu’il préfère, ce qu’il applaudit, c’est un spectacle qui émeuve puissamment ses sens, n’importe par quels moyens ; je ne dis pas son âme, car il la laisse au logis, et d’ordinaire il s’en passe très bien au théâtre. La parole qui devrait servir d’organe et d’interprète aux sentimens les plus purs, aux idées les plus élevées, traduit quotidiennement l’effronterie du libertinage, l’avilissement du cœur, et pas une voix ne s’élève contre cette prostitution de l’art dramatique.

Un auditoire ainsi fait ne pouvait témoigner de bien vives sympathies au poète persévérant et courageux, qui, depuis dix ans, poursuivait la réforme extérieure de la langue, qui voulait donner droit de bourgeoisie aux expressions familières dans les strophes d’une ode, qui, pour assouplir l’alexandrin, brisait la césure, partageait le vers en hémistiches inégaux, rendait à la rime sa première richesse, et concentrait toute son énergie dans la partie plastique de son art.

Lucrèce Borgia, très inférieure littérairement aux pièces précédentes de l’auteur que la foule a répudiées, offre aux appétits vulgaires une pâture plus solide. Ceci n’est plus un chef-d’œuvre destiné seulement aux esprits raffinés d’une pléiade, au goût dédaigneux d’une académie, aux disciples ascétiques d’un cénacle mystérieux ; l’étude et l’initiation sont inutiles : les yeux suffisent, et font seuls toute la besogne. — Il y a, j’en conviens, dans le dernier ouvrage de M. Hugo, une plus grande connaissance de la scène, mais non pas de la poésie dramatique. Les entrées et les sorties sont plus adroitement motivées, tout est mieux calculé pour l’effet ; mais il est impossible de réduire la mission du poète tragique à l’arrangement du spectacle, sans déclarer du même coup que le poète, le machiniste et le costumier ne font qu’un.

Si l’on recherche pourquoi le public français, si renommé dans toute l’Europe pour l’élégance et la délicatesse de son goût, en est venu à mériter presque littéralement l’apostrophe du satirique latin : panem et circenses, à mettre sur la même ligne que Pierre Corneille, et même fort au-dessus, le mélodrame du boulevard, et des acteurs inconnus dans le siècle dernier, mais fort applaudis de