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LUCRÈCE BORGIA.

n’étaient pas combinées avec autant d’adresse, l’effet était moins sûr, mais la physionomie exclusivement lyrique des personnages gardait encore une vérité absolue, indépendante du temps et du baptême. Louis xiii et Marion ne rappelaient guère madame de Motteville et le coadjuteur ; Didier ne ressemblait pas aux héros de la Fronde. Mais, à tout prendre, le roi, la courtisane et l’aventurier étaient des types possibles, quoique l’histoire ne leur permît pas d’être à l’époque choisie par le poète. Pareillement don Carlos et dora Sol, au costume près, s’accordaient bien mieux avec Conrad et Medora qu’avec les chroniques espagnoles du seizième siècle. Mais au moins, une fois notre parti pris sur l’absence d’action et de vie familière, nous pouvions sympathiser avec l’ambition impériale du roi, avec l’abandon et l’amour désolé de la jeune fille. — Dans ces deux poèmes, le spectacle ne jouait qu’un rôle secondaire.

Dans Lucrèce Borgia, le velours, la soie, l’or et les pierreries sont trop au premier plan. En assistant à la représentation, on arrive involontairement à se demander si toutes les facultés de l’âme humaine se réduisent à la curiosité, et quand je dis l’âme, j’ai grand tort, car ce n’est pas de la curiosité intellectuelle ou morale que j’entends parler, c’est de la curiosité des yeux. L’esprit demeure inoccupé, et pas une larme ne se hasarde sur le seuil des paupières. J’ai surveillé avec une rigoureuse attention toutes les femmes assises à mes côtés, et je puis assurer qu’elles n’ont pas pleuré. — Pourtant il y avait parmi elles des épouses et des mères, et l’on m’accordera bien que s’il y avait eu dans les crimes et les remords étalés sous leurs yeux, et dans les paroles destinées à les traduire, autre chose qu’une horreur stupéfiante, les battemens de leurs cœurs se seraient hâté, leurs prunelles se seraient mouillées, leurs joues auraient pâli ; or, je n’en sais pas une dont la figure se soit jamais élevée jusqu’à cette couleur incertaine qui participe à la fois de la joie et de la peur, qui donne à la peau une sorte de transparence, et que les femmes retrouvent dans toutes les grandes émotions.

Et en effet, sans vouloir contester l’étonnement qui résulte de la combinaison artificielle et savante des scènes, de la position inattendue des acteurs, de l’éclat étincelant du dialogue, je défie qu’on me désigne de bonne foi un personnage entre tous, qui intéresse