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teuse toucherait enfin le seuil de ce palais maudit. Au milieu d’une orgie effrénée, au son de la musique et des vers, elle surprendrait Alexandre oubliant dans l’ivresse et dans les bras des courtisanes le crime projeté la veille, et qui s’accomplirait sur lui-même et sur César. Le poison préparé pour le cardinal Adrien brûlerait leurs veines, et Lucrèce, accusée par la colère des convives, périrait assassinée.

Je n’ai pas la folie de croire que ce programme soit la charpente d’un édifice ; mais au moins c’est le gisement d’une carrière où l’on pourrait prendre les pierres du portail et de la nef.

De tout cela M. Hugo ne s’est aucunement soucié. Voyons ce qu’il a fait.

II. LE DRAME.

Il y a dans Lucrèce Borgia deux sentimens, au développement desquels le poète a consacré toute sa volonté, l’amour maternel et la vengeance, et tellement combinés ensemble que l’un procède de l’autre ; avant de se montrer à nous avec le masque hideux que l’histoire lui donne, et que le candide Roscoe a vainement tenté de lui arracher, la fille d’Alexandre vi révèle d’abord le plus austère et le plus saint de tous les amours. Plus tard, contrariée dans l’expansion de sa tendresse, cette vertu toute neuve, et qui faisait violence aux crimes de toute sa vie, disparaîtra dans l’abîme ; la mère s’évanouira, et le poète nous rendra le type transmis à la postérité par Guichardin et Paul Jove, la femme incestueuse et adultère, la Messaline du xve siècle, ne se prostituant pas, comme son aïeule, aux portefaix de Rome, mais recevant dans son lit son père et ses frères. Puis, bientôt la maternité reprendra le dessus, le foyer qui semblait éteint au cœur de Lucrèce se ranimera, la vengeance demeurera suspendue quelque temps, pour atteindre du même coup les ennemis de la duchesse de Ferrare, et le fils qu’elle voudrait sauver au prix de ses jours ; et à l’exemple de la vieille et première tragédie grecque, de celle qui ne connaissait encore ni la mélancolie élégante de Sophocle ni les sentences pleines de lar-