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LUCRÈCE BORGIA.

le système du fatum antique, si terriblement renouvelé par Werner, une tragédie pleine et complète ?

S’il préférait le drame politique, il avait devant lui une plaine sans horizon : les mille duperies, les rapines, les massacres, les trahisons effrontées, les impudentes intrigues dont se compose la grandeur d’Alexandre vi ; Dieu merci ! la matière ne manquait pas. Chacune des spoliations sanglantes qui ont enrichi sa famille n’est-elle pas, pour le poète, une tragédie ?

Enfin, s’il voulait, dans un poème unique, résumer et idéaliser le double caractère de la famille Borgia, ne pouvait-il pas, sans troubler la logique, qui doit gouverner l’art aussi bien que la science, faire en sorte que ces deux séries de crimes imprimassent toutes deux au châtiment providentiel le sceau de la nécessité ?

L’ambassade de Louis xii pour obtenir le divorce, le chapeau de cardinal en échange du duché de Valentinois ; Georges d’Amboise revêtant la pourpre en même temps que César Borgia chaussait l’éperon ; Venozza assise à la droite de son amant, prévoyant dans ce honteux marché la fortune de ses cinq enfans, n’était-ce pas là un digne prologue ?

Après cette introduction toute historique, nous aurions vu le père et ses deux fils se partageant la beauté de Lucrèce ; César et Alexandre, plus rompus aux choses de ce monde, faisant bon marché de la préférence présumée de leur maîtresse pour l’un ou l’autre ; François, plus indocile, plus niais, comme ils devaient dire, ne déguisant pas sa colère. Le spectacle de ce triple inceste aurait bien suffi à remplir cet acte.

Alexandre, pour qui la débauche n’était qu’un délassement, ferait trêve à la satiété, conséquence inévitable de l’abus de toutes les facultés, en distribuant à ses fils et à sa fille les dépouilles opimes de son brigandage. La duchesse de Spolette, le duc de la Romagne et de Valentinois, le duc de Gandia, le duc de Nepi, le comte de Cariati, montreraient dans son plein l’astre éblouissant de l’autorité pontificale.

Puis, la flamme incestueuse se ranimant au cœur des deux frères, César tuerait François de sa main, et ses esclaves dévoués emporteraient le cadavre et le jetteraient au Tibre, comme le Giaour.

La mesure de la patience divine serait comblée. La justice boi-