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LITTÉRATURE COMPARÉE.

tion rapide de nos mœurs et de notre langue, ces Normands qui mirent un jour à la voile pour prendre l’île d’Angleterre, et se la partagèrent comme un grand fief. Là notre langue fut imposée par le droit de la guerre, et les ménestrels prirent possession du sol avec les conquérans. Mais il y eut des résistances : de même que quelques chefs nationaux tenaient dans les bois et les marécages, et refoulaient momentanément les vainqueurs ; de même au fond d’un cloître écarté, sous le toit ruiné d’un Franklin saxon, la langue du pays retentissait encore dans quelques chants et dans quelques chroniques, tandis que tout ce qui avait pouvoir ou richesse la méprisait. Les deux idiomes ont fini par se fondre comme les deux peuples. Mais l’Angleterre conserve à cette heure une foule de mots inscrits dans son vocabulaire par notre épée.

Il n’est pas surprenant, d’après cela, messieurs, que notre littérature chevaleresque forme une portion si étendue de la vieille littérature anglaise. La poésie anglo-normande est réclamée par les deux pays, et c’est ainsi que les bibliothèques d’Angleterre contiennent parmi leurs archives un si grand nombre de monumens français. Bien après qu’on eut commencé d’écrire l’anglais, on s’en servit surtout pour redire ce qu’avaient raconté nos trouvères ; l’emploi du français dans la poésie se continua si long-temps, qu’au quatorzième siècle, sous Édouard iii, qui le premier le bannit de la jurisprudence, l’ami de Chaucer, Gower, écrivit en français un poème entier et des chansons pleines de grâce. Chaucer enfin, le Bocace de l’Angleterre, le père de sa littérature et de sa langue, fut le traducteur du roman de la Rose, et, dans le Temple de la Renommée, l’imitateur d’allégories provençales et françaises ; enfin, dans le conte où il a excellé, il se montra l’élève de Bocace, et, comme lui, des fabliers français dont il suit de plus près encore l’allure et le génie. La France pourrait pousser plus loin ses prétentions et réclamer sa part des créations symboliques de Spenser ; elle pourrait revendiquer l’honneur d’avoir donné à Shakespeare, non des modèles, elle n’en avait point alors à lui offrir et son génie n’en comportait pas, mais du moins les sujets d’un certain nombre de ses drames ; elle pourrait se vanter d’avoir fourni les sources obscures où s’est alimenté ce fleuve immense qui roule la fange et réfléchit l’univers, dont l’œil suit tour à tour avec une