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SOUVENIRS SUR JOSEPH NAPOLÉON.

le luxe d’un palais de roi. On y trouvait de vastes salles, à hautes croisées, à larges balcons, à lambris dorés. Partout de superbes lustres de cristal de roche, d’immenses glaces de Venise, qui doublaient la grandeur des appartemens ; partout des meubles d’un goût ancien, mais recouverts de belles tapisseries et ornés de sculptures soigneusement dorées ; des tentures en soierie de Perse ; d’amples rideaux de damas ; de riches tapis de Turquie, brillant de couleurs variées ; des coffres, des armoires en bois précieux, sculptés, dorés ou peints ; des porcelaines de la Chine et du Japon. On remarquait, dans un des salons, deux vases japonais, à peintures éclatantes, où des chimères et des animaux fantastiques paraissaient cachés parmi des fleurs inconnues. Chacun de ces vases était assez grand pour que nous pussions nous y cacher tous les trois, mes deux frères et moi. Le prince de Masserano, grand d’Espagne de première classe, avait, en partant pour son ambassade, emmené à Paris tous les gens de son service. Il avait laissé son hôtel désert, et sous la garde d’un vieil intendant de sa famille. Quoique l’Ayuntamiento de Madrid, en nous l’assignant pour logement, eût mis à notre disposition la maison tout entière, en l’absence de mon père, nous n’en occupions qu’une partie, et encore (avec le petit nombre de domestiques qu’avait ma mère) y étions-nous comme perdus. La richesse et les curiosités de notre demeure nous étonnaient beaucoup, mes frères et moi. Nous ne nous bornions pas à admirer seulement les appartemens qui nous étaient abandonnés, nous avions trouvé un trousseau de clefs qui contenait celles de toutes les salles, et l’hôtel entier était soumis à nos enfantines investigations, malgré les défenses de notre mère. Celle-ci, sévère et scrupuleuse, avait vu, pendant les guerres de la Vendée, les habitations de son père et de son grand-père livrées à la discrétion des soldats ; elle ne supportait qu’avec peine tout ce qui lui rappelait les désordres d’une occupation militaire. Nous, enfans curieux et observateurs, nous ne concevions pas ses scrupules, et nous profitions de son absence pour ouvrir les portes fermées et pour aller visiter ces richesses orientales dont les contes des Mille et une nuits nous avaient seuls jusqu’alors pu donner une idée ; mais cependant, subjugués par l’ascendant maternel, nous admirions tout de loin avec une sorte de respect et de crainte.