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de son héros, que l’autre, le petit nombre, fuyait vers les frontières ou se jetait dans la Vendée ; que Paris surtout fermentait de mille passions contraires, Benjamin Constant, le grave et profond publiciste, l’ami fervent de la liberté menacée dans les deux camps, Benjamin Constant, homme mûr, âgé de quarante-sept ans, la tête déjà chauve et ombragée de cheveux gris, était amoureux fou d’une femme, ne s’occupait que d’elle, ne répondait qu’avec distraction à ceux qui lui disaient le danger, aux attaques de ceux qui l’accusaient d’avoir causé la ruine des Bourbons par ses écrits, aux reproches des autres qui attribuaient la haine des puissances contre Napoléon à ses intrigues et à celles de madame de Staël. Il n’avait lui qu’une pensée, son amour ; et le bruit du canon, qui annonça l’arrivée de Napoléon aux Tuileries, le tira à peine de sa rêverie. Ce que je vous dis là, je puis en fournir les preuves, écrites de la main même de Benjamin Constant, et avec des détails que vous me permettrez de ne pas vous donner.

Une amie de madame de Staël, aussi célèbre par sa beauté et par sa grâce que l’était madame de Staël par son talent, une femme qui réunit en tout temps autour d’elle les hommes les plus illustres de tous les pays, et que vous avez certainement déjà nommée, monsieur, était l’objet de cet amour. Cette dame avait toujours favorisé secrètement la cause des Bourbons, et en ce moment, chez elle, se trouvait le point de réunion des royalistes les plus ardens. Benjamin Constant, retenu, poussé par elle, se jeta à corps perdu dans ce camp, et se lia avec M. Lainé dont le beau caractère domina un moment le sien, avec M. de Lally-Tolendal, que madame de Staël nommait si plaisamment le plus gras des hommes sensibles, et dont il a peint dans ses notes inédites, d’une manière fort risible, la colère et l’enthousiasme. Benjamin Constant vit aussi beaucoup et observa, dans cette courte période, M. de Châteaubriand, qui prétendait que tout serait sauvé si on le faisait ministre de l’intérieur ; M. Royer-Collard et M. Guizot, tous deux impitoyables dans leurs doctrines, et qui, comme tous leurs amis royalistes, refusaient de rien faire pour regagner l’opinion. Enfin, leur conduite porta tous ses fruits. Le roi partit le 19 mars, jour où Benjamin Constant, toujours sous l’influence qui le guidait, venait de publier un article virulent contre Napoléon ; et celui-ci étant arrivé le soir à Paris,