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de la grande armée, et à la vue des malheureux soldats mutilés de la retraite de Moscou, qui traversaient sa paisible ville ; au bruit du canon de Bautzen et de Leipzig, il écrivit son ouvrage sur l’esprit de conquête et l’usurpation. À ce signe de vie politique, donné pour la première fois depuis dix ans, Benjamin Constant vit accourir à lui un homme qui jouait alors un singulier rôle dans le nord. Bernadotte, qui venait de prendre place dans la coalition des rois contre Napoléon, parut un jour dans sa chambre à Hanovre, où il était retiré depuis quelques mois pour éviter le tumulte des passages militaires ; et là, dans un dîner tête à tête qu’ils firent ensemble, le prince royal de Suède et lui épanchèrent tous leurs vieux sentimens. Benjamin Constant ne doutait plus de la chute du colosse, il voyait la liberté renaître pour la France, mais il voulait que le pays reprît lui-même ses droits, et il craignait son anéantissement, s’il se laissait envahir par la coalition. Il conjura Bernadotte, qui exerçait ostensiblement une grande influence sur les souverains, de faire donner à la France un gouvernement de son choix, et une constitution à la fois libérale et modérée. Bernadotte ne lui cacha pas qu’en dépit de toutes les marques d’amitié qu’il recevait des rois alliés, il était l’objet de leur défiance secrète ; il le supplia à son tour d’employer madame de Staël, qui avait un grand crédit près de l’empereur Alexandre, pour lui faire comprendre que lui seul, Bernadotte, offrait assez de garanties à la France et aux puissances étrangères, pour établir un gouvernement durable sur les débris de l’empire et de la révolution. Enfin, disait plus tard Benjamin Constant dans une conversation intime, je vis un homme qui brûlait d’envie d’être roi de France et qui ne voulait pas risquer de n’être pas roi de Suède ; mais comme il était Béarnais et Gascon, ajoutait-il, il nous fut impossible de nous entendre. Avec sa finesse de perception ordinaire, Benjamin Constant ne pouvait assez louer la bonté de Bernadotte, qui ne cessa d’accueillir avec empressement et distinction un homme qui, ayant été témoin de son indécision, pouvait trahir la faiblesse de son caractère. Vous voyez que Benjamin Constant a bien reconnu cette bonté, car il a fidèlement gardé le secret, et je ne pourrais pas vous le dévoiler, monsieur, si je n’avais sous les yeux une note écrite de sa main, souvenir qu’il avait tracé pour lui seul, et que le hasard a fait tomber en ma possession.