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dans la vie, et quiconque n’est pas honnête homme, je le regarde comme un coquin. Je suis un homme, monsieur le docteur, qui ne flatte pas ; mais je me flatte d’être honnête, et je veux vous conter un trait de moi qui ne vous étonnera pas peu. À Hambourg, près de la prison, demeure un homme, et cet homme est un herbager, et il s’appelle Claudin, c’est-à-dire je l’appelle Claudin, parce que nous sommes bons amis ; mais il s’appelle M. Claude. Sa femme s’appelle madame Claude, et elle ne pouvait souffrir que son mari vînt mettre à la loterie chez moi ; et quand son mari mettait à la loterie, je ne lui portais pas son billet ; il me disait seulement dans la rue : « Je veux jouer tel et tel numéro ; voilà l’argent, Hirsch !» et je lui disais : « Bon, Claudin ! » et quand je rentrais à la maison, je mettais son billet à part, et j’écrivais dessus : « Pour le compte de M. Christian Henri Claude. » Or, c’était un beau jour de printemps ; les arbres de la bourse étaient en feuilles ; le vent du zéphir était agréable ; le soleil brillait de tout son éclat, et moi j’étais à la porte de la banque. Voilà Claudin qui arrive ; mon Claudin, tenant au bras la grosse madame Claude. Il me salue d’abord, me parle de ce beau jour de Dieu, fait quelques réflexions patriotiques sur notre garde bourgeoise, me demande comment vont les affaires, et tout en causant, il me dit : « Cette nuit, j’ai rêvé que le numéro 1538 gagnait le gros lot. » Et au même moment, tandis que madame Claude regardait les statues des empereurs sur la maison de ville, il me glissa dans la main treize louis d’or de poids. Il me semble que je les sens encore. Et pendant que madame Claude se retourne, je lui dis : « Bon, Claudin ! » et je m’en vais. Et je vais directement, sans me retourner, au bureau principal ; j’y prends le numéro 1538 ; et, de retour à la maison, j’écris dessus : « Pour le compte de M. Christian Henri Claude. » Et que fait le bon Dieu ? Quinze jours après, pour mettre ma probité à l’épreuve, le numéro 1538 sort avec un quine de 50,000 marcs. Mais que fait Hirsch, le même Hirsch qui est là, devant vous ? Ce même Hirsch passe une belle chemisette propre, se met une cravate blanche, prend un fiacre, court au bureau principal, prend les 50,000 marcs, et s’en va à la rue de la prison. Et, quand Claudin me voit, il me dit : « Hirsch, pourquoi es-tu si propre aujourd’hui ? » Mais moi je ne réponds pas un mot, je pose un grand sac plein d’or sur la table, et je dis solennellement : « Monsieur Christian Henri Claude ! le numéro 1538 que vous avez eu la bonté de jouer chez moi, a eu le bonheur de gagner 50,000 marcs ; j’ai l’honneur de vous les offrir dans ce sac, et je prends la liberté de vous demander une quittance ! » Quand Claudin entend ceci, il se met à pleurer ; madame Claude, entendant l’histoire, se met à pleurer aussi ; la servante rouge pleure, le garçon de boutique bossu pleure, les enfans pleurent, et moi, moi, tout sensible que je suis, je n’ai pas pu pleurer, je me suis