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reaux pour punir la minorité. Il sourit comme pour me dire : « C’est un vieux fou, un niais qui conserve ses croyances de vingt-deux ans ! » Le vieux fou me faisait peur ; mais j’éprouvais, pour celui qui le jugeait ainsi, un tout autre sentiment, celui du mépris le plus profond. Je sortis malade de ce dîner. Je n’ai jamais revu depuis celui que j’ai désigné par sa coiffure à frimas, mais j’ai retrouvé son inflexible collègue dans le monde ; je l’ai vu bon, aimable, indulgent, toujours ferme dans ses principes républicains. J’ai su qu’il était excellent père de famille, excellent ami. Cela ne me surprend pas aujourd’hui ; j’en fus alors très-étonné. Je m’étais fait d’un régicide l’idée qu’on a d’un de ces criminels vulgaires que la société rejette avec horreur de son sein ; l’éducation m’avait fait ces premières impressions qui ont eu beaucoup de peine à s’effacer.


Le 4 juin, l’empereur devait recevoir dans la galerie du Muséum tous les députés du Champ-de-Mai ; je voulus assister à cette réception, et avant de me rendre au Louvre, je montai aux Tuileries. Il y avait beaucoup de monde dans la salle des maréchaux ; toutes les personnes qui avaient quelque chose à demander à Napoléon étaient là, le placet à la main. Je ne sollicitais rien, mais je tenais à voir de près l’empereur. Je pris mon rang dans une des deux files qui étaient formées obliquement, de la porte par où il devait sortir à celle de la galerie vitrée qu’il allait traverser pour se rendre à la chapelle. J’étais à côté d’un soldat décoré qui venait prier l’empereur de faire entrer son fils dans un des lycées ; il obtint cette faveur. Napoléon le reconnut très-bien ; il y avait dix ans pourtant qu’il ne l’avait vu. Quand l’huissier annonça l’empereur, le plus grand silence succéda au tumulte des conversations particulières ; il ne fut interrompu que par deux ou trois salves de vivat poussées au moment où parut l’homme au frac vert. J’étais à droite dans la haie que parcourait Napoléon, le douzième environ des expectans. Je le vis très-bien venir : il était sérieux, tenait à la main son chapeau, parlait vite, s’arrêtait quelques secondes à peine devant chacun des pétitionnaires, se retournait de temps à autre vers les géné-