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qualité et le titre, on disait : Bonaparte, tout court, ou quelquefois M. Bonaparte. Louis xviii, au moins, disait : M. de Bonaparte ! La politique du moment fit le fonds de la conversation, dont je ne perdis pas un mot, parce qu’elle se croisait devant moi, gâtant tous les mets que je touchais. L’empire y était condamné à mort. Napoléon était traité avec un mépris incroyable, on le prenait par force et comme pis-aller pour la guerre, mais on se promettait de lui faire violence à la paix, s’il durait jusqu’à la paix. J’étais indigné. Du moment présent aux temps passés, la transition n’était pas difficile pour des votans ; la guillotine fut toute la précaution oratoire. Oh ! alors, je fus bien à plaindre, et je me hasardai à jeter une parole au milieu de ce dialogue qui courait railleur, insouciant, — et à mon sens, féroce, — comme s’il eût été question de fêtes, de spectacles ou d’histoire ancienne. « — Encore un régicide, messieurs, dis-je d’une voix que la frayeur rendait discrète. — Oh ! c’est une hypothèse lointaine, monsieur, et qui n’est peut-être pas réalisable, répondit le révolutionnaire marquis. — Et pourquoi pas ? répliqua l’autre. Vous voilà toujours avec vos timidités et vos temporisations ! Vous avez été cependant bon à l’œuvre, mais il fallut terriblement vous pousser. » L’autre resta froid à ce compliment ; celui qui l’avait fait, reprit : « — Le peuple sait son droit contre les tyrans ; il en a usé une fois, et ne le laissera plus tomber en désuétude. — Ainsi, ajoutai-je, rien ne plaiderait devant vous la cause de Napoléon, tyran pendant la paix, ni sa gloire, ni le souvenir des grands services qu’il a rendus à la patrie comme administrateur ? — Assurément non. C’est un grand capitaine, je l’avoue, mais il a fait la guerre pour lui, pour faire de toute sa famille des boutures impériales plantables à Naples, en Espagne, en Hollande, en Westphalie, à Rome, que sais-je ? Quant à l’administrateur, qu’a-t-il inventé ? La Convention a tout fait avant lui ; il nous a imités, et voilà tout. Et quand il aurait trouvé quelque chose, peut-on mettre cela en compensation avec toutes les libertés perdues ? C’est un tyran. Qu’il se tienne bien, car nous lui ferons une dure guerre, nous autres qui ne nous laissons pas facilement séduire, et qui ne nous sommes point pris par les pates dans la