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DE LA CHINE.

ni la propriété : c’est un corps de lettrés dont le lien est une doctrine purement morale et politique, et qui se recrute par l’examen. Cette société, au lieu de parler politique, fait des vers et respire le parfum des marguerites ; elle est pédante au lieu d’être galante, enferme les femmes et s’entoure de livres, attache plus de gloire à l’étude qu’à la guerre, à une thèse bravement passée qu’à un fait d’armes ; ses finesses et ses recherches de langage ont aussi un cachet tout particulier ; et quant au sentiment dont les conditions et la nature sont le mieux fixées en Occident, l’amour n’est-il pas là soumis à d’étranges lois ? D’abord ce qui touche une beauté, ce sont de brillans examens et des bout-rimés, comme ailleurs d’héroïques aventures : ce qui perd un soupirant, c’est de ne pas bien posséder ses classiques et de prononcer par exemple dans un vers du Chi-King ko pour kou. Mais que dirons-nous de ce singulier partage du sentiment chez nous le plus exclusif, qui fait que dans ce roman, comme dans plusieurs autres, le héros épouse, à leur grand contentement, les deux héroïnes, et avec leur agrément trouve encore moyen de récompenser la soubrette qui a servi ses amours ? On pense rêver en lisant tout cela, et tout cela est à côté de ces conversations qu’on croirait tenues à Paris en 1832, si tout à coup une formule bizarre de politesse, une comparaison étrange, dite comme la chose la plus simple, ne venait vous avertir que vous n’êtes pas chez vous et vous renvoyer au bout du monde. Tel est sur moi le double effet du roman chinois. Par momens je m’étonne de me sentir si complètement dépaysé, un instant après je m’étonne encore plus de l’être si peu, et il me semble que ces deux impressions contraires me révèlent, mieux que quoi que ce soit, cette civilisation qui est à la nôtre comme sont deux pôles similaires et opposés, deux lignes tirées parallèlement, à une distance infinie.


J. J. Ampère.