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Ainsi, par exemple, Guillaume vi, seigneur de Montpellier, ayant marché en 1146, au secours d’Alphonse vii, roi de Castille, l’aida à prendre, sur les Arabes, la ville d’Almérie, et se distingua fort dans le long siége que soutint cette ville. Ses exploits en cette occasion furent célébrés dans un poème provençal, dont Gariel, le plus ancien historien municipal de la ville de Montpellier, qui avait eu ce poème sous les yeux, a seul parlé. Il en dit à peine quelques mots, mais assez toutefois pour indiquer que l’auteur de ce poème avait relevé le fond historique de son sujet de traits et d’incidens romanesques. Il s’était, à ce qu’il paraît, particulièrement évertué à décrire un combat singulier dans lequel le brave Guillaume, après de grandes prouesses, avait à la fin vaincu un guerrier maure, espèce de Goliath pour la force et la taille, et qui, insolent comme tous les géans sarrasins, ses ancêtres et ses pareils, avait grièvement insulté l’armée chrétienne par ses bravades. Nul doute que diverses autres expéditions chevaleresques des seigneurs provençaux contre les Maures, antérieures ou postérieures à celles de Guillaume vi, n’aient été, comme celle-ci, le sujet de divers poèmes également historiques pour le fond, mais également entremêlés de circonstances fabuleuses.

Tous ces faits, fussent-ils les seuls à citer, pour prouver que la littérature provençale du xiie siècle, celle des troubadours proprement dite, ne fut pas dépourvue de compositions narratives, le prouveraient assez : ils suffiraient pour démentir le phénomène supposé d’un peuple exclusivement adonné à la poésie lyrique, au milieu des circonstances les plus favorables, je dirais presque les plus urgentes, pour lui inspirer le goût de l’épopée. Mais il y a d’autres preuves et des preuves plus directes, plus irrécusables encore de ce que je veux dire. Je les trouve dans le témoignage des troubadours : leur poésie lyrique fourmille de citations, d’allusions, de réminiscences, qui supposent nécessairement, et par conséquent démontrent de la manière la plus expresse la coexistence d’une poésie épique riche et variée. Je n’ai point cherché à faire un relevé complet de ces allusions des troubadours à des productions narratives, à des romans épiques longs ou courts, tous signalés comme plus ou moins célèbres