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REVUE DES DEUX MONDES.

« Une Anglaise qui avait été long-temps à la tête d’un pensionnat dans une des villes de la côte, me dit que ce qui lui coûtait le plus de peine était de substituer dans l’esprit de ses élèves le sentiment de la vraie délicatesse à la pruderie toute puritaine dans laquelle elles avaient été élevées. Parmi beaucoup d’anecdotes qu’elle me raconta, je citerai celle d’une jeune personne de quatorze ans qui, en entrant au parloir où venait de la faire demander une dame de ses amies, et y trouvant un jeune homme qui accompagnait cette dame, se couvrit les yeux de ses mains et s’enfuit en criant : Un homme ! un homme ! un homme !

« Une autre fois, une de ses élèves montant l’escalier, rencontra un garçon de quatorze ans qui le descendait ; son agitation fut si grande, qu’elle s’arrêta tout court, jetant des cris et poussant des gémissemens, et qu’elle ne voulut point passer jusqu’à ce que le jeune homme eût consenti à remonter l’escalier et à lui laisser le chemin libre.

« Il y a un jardin à Cincinnati où les habitans ont coutume d’aller pour respirer l’odeur des roses et prendre des glaces. Afin que les promeneurs ne touchassent point aux fleurs, le propriétaire avait imaginé de placer à l’entrée du parterre un poteau avec une espèce d’enseigne représentant une paysanne suisse, laquelle tenait dans sa main une inscription exprimant l’invitation de ne point cueillir les roses. Malheureusement pour l’artiste ou pour le propriétaire, ou pour tous les deux à la fois, le jupon de cette figure ne descendait pas jusqu’au talon ; cela fit frémir les dames de Cincinnati, et l’on signifia au propriétaire qu’il eût à allonger la jupe de sa paysanne, s’il voulait que le beau monde de la ville vînt visiter son jardin. Le marchand de glaces effrayé se hâta d’expédier un messager au malencontreux artiste, auteur du tableau. Celui-ci arriva fort empressé, mais malheureusement il avait oublié une partie de ses couleurs ; toutefois le cas était trop pressant pour admettre aucun délai ; une bordure bleue fut donc ajoutée à un cotillon rouge, et la figure est encore là pour attester à tous les passans l’immaculée délicatesse des dames de Cincinnati.

« J’étais quelquefois tentée, je l’avoue, de soupçonner que cette excessive pruderie n’avait pas des racines bien profondes. Elle me semblait moins indiquer une délicatesse vraie, qu’une grossièreté d’imagination qui avait besoin d’un voile, mais qui ne parvenait pas à l’ajuster avec grâce. Ces mêmes femmes que je voyais prêtes à s’évanouir à l’idée d’une statue, laissaient parfois échapper des saillies qui me confondaient et qui me faisaient comprendre que l’indélicatesse dont on nous accuse, nous autres femmes de l’Europe, a ses limites. J’éprouve quelque embarras à raconter l’anecdote suivante, mais elle explique trop bien ma pensée pour être omise.