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déclaré que c’était à leurs yeux ce qu’il y avait de plus agréable, de n’avoir ainsi ni ordre à donner, ni souci à prendre. Mais elles ne m’ont point convertie, et en dépit de leurs assurances, j’ai toujours éprouvé un mélange de pitié et de mépris pour celles qui avaient adopté cette manière de vivre, ou qui avaient dû s’y résigner.

« Où en serait une jeune femme anglaise nouvellement mariée, si la tête et le cœur encore pleins des doux plans de bonheur domestique et d’arrangemens intérieurs qu’elle a formés, elle se voyait tout à coup condamnée à subir une pareille vie. Quelle servitude que d’être obligée de se lever ponctuellement à l’heure du déjeuner, si l’on ne veut pas, en entrant dans la salle à manger, être accueillie par une sèche inclination de la maîtresse du logis, et en s’asseyant à la table commune, ne plus trouver d’œufs et n’avoir que du café froid. Je me suis souvent amusée à observer les petites scènes qui ont lieu dans ces occasions, et dans lesquelles les signes muets ont beaucoup plus de sens que les paroles proférées. La retardataire affamée jette un long regard autour de la table, et après s’être assurée qu’il ne reste point d’œufs, elle dit d’une voix haute et distincte : « Je mangerais volontiers un œuf. » Mais comme ces paroles ne s’adressent à personne en particulier, personne non plus ne répond, à moins que le mari ne se trouve à table, auquel cas il réplique : « Il n’y a plus d’œufs, ma chère. » La maîtresse du logis fait semblant de ne point entendre cette observation, et le vorace coupable qui a avalé deux œufs (car en Amérique il y a toujours autant d’œufs que de nez, ni plus ni moins) laisse percer l’embarras dans lequel le jette la conscience de sa faute. Le déjeuner s’achève dans un sombre silence, sauf quelques notes timides du perroquet ou du canari de la maison. Lorsqu’il est terminé, les hommes courent à leurs affaires, et les femmes désœuvrées regrimpent l’escalier, les unes jusqu’au premier, les autres jusqu’au deuxième, les autres jusqu’au troisième étage, en raison inverse du nombre de dollars qu’elles paient, et se claquemurent dans leurs chambres respectives. Quant à ce qu’elles y font, il n’est pas aisé de le dire ; mais je suppose qu’elles y savonnent et repassent un peu, qu’elles y cousent beaucoup, et que le reste du temps elles se balancent sur leur chaise. J’ai toujours remarqué que les dames qui vivaient en pension, portaient des collerettes et des pélerines plus soigneusement travaillées et plissées que les autres. La charrue est à peine un instrument plus honoré en Amérique que l’aiguille. Aussi bien, comment les femmes pourraient-elles tuer le temps sans elle ? Et toutefois l’aiguille et le temps nuiraient par leur peser, si les matinées étaient aussi longues en Amérique que chez nous ; mais par bonheur elles y sont courtes, quoiqu’on y déjeune à huit heures.