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MŒURS DES AMÉRICAINS.

la nature humaine s’il n’y était pas. En Europe, un cordonnier reste un cordonnier ; en Amérique, il peut devenir chef de secte, et cela, sans renoncer à son état. Il y a des extravagances pour tout le monde, et du monde pour toutes les extravagances ; qu’il en rêve une, qu’il la prêche, il aura bien du malheur s’il ne convertit pas quelqu’un, ne fût-ce que ses voisines. Le voilà donc à la tête d’une congrégation qui se fanatise à sa voix, qui souscrit, qui remue, qui cabale pour s’accroître aux dépens des autres, et gagner des âmes. Laissez rouler cette boule de neige, qui sait ? elle deviendra peut-être une avalanche, et le cordonnier qui l’a pétrie, un grand homme. En attendant, et n’eût-il que douze partisans, il est un saint, une lumière, un apôtre, et comme tel, on le caresse, on l’admire, on le choie. Qu’on juge si une pareille carrière, si ouverte et si séduisante, est suivie. Aussi le nombre des prêtres est immense en Amérique, et celui des sectes inconnu : le savant abbé Grégoire est mort à la piste. Chaque année en voit naître de nouvelles, et le fanatisme de chacune est en raison inverse de sa masse et en raison directe de son absurdité. Il manquait cette expérience pour apprécier la fécondité de l’esprit humain dans l’extravagant et le bizarre ; la voilà faite, on peut voir. Du reste, ces sectes ne se haïssent pas trop l’une l’autre ; le droit de penser ce qu’on veut est trop reconnu, et d’ailleurs il y aurait trop à faire : l’étendue de la concurrence détruit la rivalité. La religion en Amérique ne consiste pas à appartenir à telle croyance, mais à en avoir une : l’indifférence seule n’est pas soufferte ; à tout prix, il faut penser quelque chose, et quelque chose qui ait un nom. Vous pouvez être athée si vous voulez ; l’athéisme est une opinion ; elle a sa bannière ; mais vous êtes impie si vous n’êtes pas enrôlé. Aussi tout le monde l’est, et chacun à sa guise. La même famille réunit souvent cinq à six religions, et ces cinq ou six religions vivent très familièrement ensemble ; elles badinent, elles joûtent autour de la table à thé ; on parle là de la rédemption ou de la grâce, comme on parle ici du mérite d’un roman ou de la danse d’une actrice : une aimable dunkériste dit son mot ; une charmante athée relève la balle et la renvoie à un swedenborgien