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MŒURS DES AMÉRICAINS.

ne marche pas ou qu’en marchant il ne s’égare, qui se font tuer de crainte qu’il oublie de produire une de ses conséquences. Ils feraient aussi bien de s’armer en faveur de la gravitation, et de se battre pour assurer la libre arrivée des eaux de la Seine à l’Océan. Dieu n’a pas remis à l’étroite prévoyance, à la mobile volonté, à la débile puissance des hommes les destinées de l’humanité. Il a réglé la succession des idées qui doivent la gouverner, et il a donné aux idées une force propre, pour faire leur chemin et s’établir quand l’heure est venue. Les hommes ont la bonhomie de croire qu’ils font les idées, qu’ils les propagent, qu’ils les mettent au pouvoir et les destituent comme des fonctionnaires ou des députés. De là le mal que se donnent les partis et les journaux, de là les discours et les émeutes, de là les éternelles espérances de ce qui tombe et les éternelles inquiétudes de ce qui arrive. Cette niaise fatuité est à mourir de rire. Elle ferait de la politique la plus bouffonne des comédies, sans les conséquences tragiques qu’elle a, et son utilité dans l’accomplissement même des desseins de la Providence. Cet aveuglement dans l’humanité répond à la fatalité dans la nature ; il en tient lieu. C’est par lui que la liberté qui est dans chaque individu ne joue aucun rôle dans les masses, et que l’humanité qui est libre, marche selon des loix aussi fatales et aussi régulières que la nature qui ne l’est pas. Cette illusion éternelle est la condition du mouvement et des progrès de l’humanité, et le jour où l’humanité en sortirait, ce jour-là serait la fin du monde. Quiconque comprend l’histoire, est par cela même incapable d’y jouer un rôle : il faut être aveugle, pour devenir grand en politique. Heureusement, Dieu en nous façonnant, a pris ses mesures pour que cette erreur fût générale et pour que personne n’y échappât entièrement. Ceux mêmes qui comprennent ceci, ceux mêmes qui l’écrivent, quand ils se trouvent plongés dans le milieu politique, se laissent tomber par moment du point de vue absolu au point de vue relatif ; par moment ils se laissent aller aux préoccupations, aux soucis, aux passions aveugles des partis : de bonne foi ils prennent et jouent un rôle dans la comédie ; de bonne foi ils se mettent comme les autres dans la rivière