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— Ce perfide visir s’est traîtreusement attiré l’amitié de toutes les corporations de la ville. Schérifs ou janissaires, tous se rangent autour de lui et sans doute au besoin marcheraient sous ses ordres contre l’armée impériale ; car il porte loin son ambition. Il a su s’attacher toutes les tribus arabes, rebelles autrefois. Une pareille conduite donne de justes ombrages à la Porte, et elle a résolu d’arrêter, quand il en est encore temps, les suites de desseins aussi pervers. Mais un coupable est toujours sur ses gardes ; il a donc fallu recourir à des moyens secrets. Prenez un déguisement, approchez de l’indigne visir et frappez-le sans remords, comme une victime marquée par le doigt du seigneur. Allez, voici le firman de sa mort.

Mustapha sortit. Une heure après, il était couché sur son divan ; il dévorait le firman de ses regards. Si le grand-seigneur lui eût cédé l’empire, et s’il avait eu dans ses mains le firman d’investiture, il ne l’eût pas regardé avec plus de complaisance. Il le touchait, il le faisait bruire à ses oreilles, pour s’assurer par tous ses sens que tout cela n’était pas un songe. Il l’admirait, il le contemplait, il le trouvait beau. Il l’était en effet. Admirable chancellerie que la chancellerie turque ! Qu’elle envoie la mort ou la fortune, ses firmans sont toujours écrits dans un style riche et harmonieux. Elle condamne ou élève avec rime et cadence. Le chiffre impérial est toujours pompeusement dessiné, toujours une encre alternativement bleue comme l’azur, rouge comme le sang, étincelante comme l’or, sert à tracer ces élégans caractères, soit qu’ils fassent un pacha, soit qu’ils proscrivent une tête.

À quelques jours de là, une caravane cheminait sur la route de Constantinople à Alep : ce n’était pas une de ces caravanes formidables, avec leurs mille chameaux et leur appareil belliqueux, destinées qu’elles sont à franchir le désert, malgré les myriades d’Arabes qui le sillonnent avec des yeux de lynx, avec l’avidité d’un corsaire grec : c’était une caravane pacifique, assemblage bizarre de voyageurs de toutes sortes, qui disparaissaient, changeaient et se renouvelaient à chaque station ; c’était une famille entière qui émigrait, des soldats de fortune qui