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fidèle image de la guerre, lorsque tous les regards se portèrent sur deux cavaliers que le hasard n’avait pas encore opposés l’un à l’autre. On désirait, mais non pas sans inquiétude, les voir se mesurer. Ils s’appelaient l’un Mustapha, l’autre Ahmed. Mustapha était fils d’un visir, qui avait été étranglé par suite des intrigues d’un ancien berber-bachi, père d’Ahmed. On connaissait leur haine : aussi l’intérêt devint-il général lorsque l’on vit qu’ils se disposaient à s’attaquer ; long-temps ils rivalisèrent sans qu’aucun d’eux eût l’avantage. Ils allaient se séparer sans reconnaître ni l’un ni l’autre un vainqueur, lorsque Ahmed, profitant du moment où Mustapha faisait faire un détour à son cheval, lui lança le djerid avec tant de force et d’adresse, qu’il le renversa. Des cris d’admiration s’élevèrent de tous côtés. Le grand-seigneur lui-même voulut savoir le nom du vainqueur.

Après cet échec, la haine de Mustapha prit le caractère de fixité dont l’âme seule d’un Turc est capable. Elle devint à ses yeux une chose écrite, irrévocable ; car, pour la satisfaire, un Osmanli saura attendre, s’il le faut, la moitié de sa vie, sans que, pendant tout ce temps, un mot, un geste, un signe vienne jamais trahir l’immuable arrêt qu’il a prononcé. Une fois jurée, la vengeance est devenue le but de sa vie, sa vie elle-même. Dans les circonstances ordinaires, il pourra vivre en paix avec son ennemi ; mais toutes ses actions n’ont plus qu’un mobile : arriver sûrement et lentement à la vengeance, dût ensuite le ciel tomber sur sa tête.

Quelques mois après, Mustapha et Ahmed furent ensemble admis au service de sa hautesse. Le lieu où ils avaient été élevés était une prison entourée de hautes murailles comme une place forte, et, depuis leur enfance, ils y avaient été gardés à vue avec autant de soin que les femmes du grand-seigneur dans le harem. Une carrière d’ambition s’ouvrait devant eux. Cette cour brillante du sultan, qui si souvent avait embelli leurs rêves, ils allaient en faire partie : c’étaient de belles tuniques blanches brodées en or, des faisceaux, des haches, des armes étincelantes, des casques surmontés de pa-