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REVUE DES DEUX MONDES.

Je lui en mis un morceau dans la bouche. — Pourquoi, lui demandai-je, ne veux-tu pas travailler ?

— Oh ! ça bon Dieu qui pas voulé !

— Si tu avais pris, continuai-je, la femme que ton maître t’offrait, tu ne serais pas dans l’état où te voilà maintenant.

— Femme là pas bon : li pas nation à moi.


— En voici bien d’une autre ! s’écria mon ami Manoel, tenant en main une barre de justice : Cupidon a décampé cette nuit. Il faut que Satan en personne l’ait tiré de ceci. La meilleure barre qui soit dans tout le Brésil ! Vous voyez, senhor, un nègre que j’ai toujours traité comme mon enfant ! qui n’a pas reçu dix fois le fouet depuis qu’il est avec moi !

— C’est fâcheux, lui répondis-je, mais à sa place n’en auriez-vous pas fait autant ?

— Que diable me dites-vous là ? Je ne suis pas un nègre, senhor ; je suis blanc et bon chrétien, qui plus est. Si j’étais nègre, et qu’on m’eût vendu, ce serait un marché, et un chrétien respecte toujours un marché.

— Pardon, senhor Manoel, je n’y pensais pas, en effet ; maintenant qu’allez-vous faire ?

— Courir après Cupidon : Loureiro est déjà dans le bois avec quelques nègres ; mais ils attraperont plutôt un venado[1] à la course : le coquin connaît les forêts comme un Indien.

Le planteur disait vrai : le feitor revint le soir sans ramener le nègre marron.

Chaque jour, quand le soleil se rapprochait de la cime des montagnes, et que l’atmosphère était moins embrasée, j’errais dans les bois, me perdant sous leurs ombrages, sans dessein arrêté, sans but, marchant au hasard. Une après-midi je m’étais enfoncé plus loin que de coutume, attiré par les cris inconnus de quelques oiseaux que je désirais voir. Quand je revins de ma rêverie, j’avais perdu les traces que j’avais suivies. Je voulus revenir sur mes pas, mais je ne fis que m’égarer davantage. Après bien des détours inutiles, je m’arrêtai sur les bords d’un

  1. Venado, chevreuil.