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russe. Il tambourinait encore comme autrefois, sans parler toutefois. Mais si ses lèvres restaient sévèrement serrées, ses yeux, qui brillaient d’un air vainqueur lorsqu’il jouait les anciennes marches, ne s’exprimaient qu’avec plus d’éloquence. Les peupliers près de nous tremblèrent lorsqu’il fit de nouveau retentir la sanglante marche de la guillotine. Il tambourina aussi comme autrefois les vieux combats de la liberté, les anciennes batailles, les exploits de l’empereur, et il semblait que le tambour fût un être animé qui se réjouissait de parler après un aussi long silence. J’entendis de nouveau le grondement du canon, le sifflement des balles, le bruit des armes ; je revis le courage héroïque de la garde, les drapeaux flottans, je revis l’empereur à cheval. — Mais sans cesse il se glissait un ton funeste au milieu de tout ce joyeux tumulte ; du fond du tambour s’échappaient des sons où l’emportement le plus vif et le deuil le plus profond étaient confondus ; il semblait que ce fût à-la-fois une marche triomphale et une marche funèbre ; les yeux de Legrand s’ouvraient largement comme des yeux de spectre, et j’y voyais un vaste champ de glaces, blanc et uni, et couvert de cadavres. — Il jouait la bataille de la Moskwa.

Je n’aurais jamais pensé que cette vieille et rude caisse de tambour pût rendre des accens aussi plaintifs que ceux qu’en tirait en ce moment monsieur Legrand. C’étaient des larmes tambourinées, et elles résonnaient toujours plus doucement, et, comme un sombre écho, elles se répétaient en profonds soupirs dans la poitrine de Legrand. Et celui-ci devenait de plus en plus faible, il prenait de plus en plus l’apparence d’un spectre, ses rudes mains tremblaient de froid, il semblait rêver et n’agitait plus que l’air avec ses baguettes. Enfin il tendit l’oreille, comme pour écouter des voix dans l’éloignement, puis me regarda d’un œil creusé, anéanti et suppliant. — Je le compris. — Puis, sa tête tomba sur le tambour.

Monsieur Legrand n’a plus jamais battu le tambour dans cette vie. Son tambour n’a plus rendu un seul son dans ce monde ; il ne devait pas servir à rallier les ennemis de la liberté. — J’avais très bien compris le dernier regard, le regard suppliant de Legrand. Je tirai aussitôt l’épée que je porte dans ma canne, et je perçai la peau du tambour.