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ROMANS CARLOVINGIENS.

divers romans d’abord séparés, plusieurs de ceux qui forment un seul tout homogène sont d’une étendue considérable. Les plus courts n’ont guère moins de cinq ou six mille vers : la plupart en ont au-delà de dix mille, et quelques-uns au-delà de vingt et de trente mille.

Je suppose aux jongleurs, ce qui est probablement le fait, une mémoire exercée et développée jusqu’au prodige ; il reste difficile d’imaginer qu’ils sussent par cœur un grand nombre de poèmes des dimensions indiquées. Mais je suppose cette énorme difficulté vaincue ; je veux croire que chacun d’eux était capable de réciter, dans l’occasion et au besoin, autant que l’on voudra de romans de vingt et de cinquante mille vers. Mais, où étaient, où pouvaient être un tel besoin, une telle occasion ?

Nul doute que la poésie ne fût aux douzième et treizième siècles un des grands besoins, une des grandes jouissances de la société. Mais on aurait cependant eu beaucoup de peine à y trouver des occasions journalières de réciter et d’entendre vingt mille ou seulement dix mille vers de suite. Il n’y avait assez de loisir ou de patience, pour cela, ni dans les villes, parmi le peuple, ni dans les châteaux, parmi les personnages des hautes classes.

On ne peut faire là-dessus que deux hypothèses admissibles : ou l’on ne chantait pas du tout ces longs romans de dix à cinquante mille vers, ou l’on n’en chantait que des morceaux isolés, que les portions les plus célèbres, les plus populaires, ou celles qui pouvaient le plus aisément se détacher de l’ensemble auquel elles appartenaient. Cette dernière hypothèse est non-seulement la plus vraisemblable en elle-même, elle a pour elle des raisons positives. Par exemple, on introduit parfois, dans les romans épiques du cycle carlovingien, des jongleurs qui chantent des morceaux de quelque autre roman renommé ; or ce sont, pour l’ordinaire, des morceaux assez courts, détachés du corps du roman.

Cela étant, on ne conçoit plus comment les romanciers carlovingiens auraient pris la peine d’inventer et de coordonner de si longues histoires, si elles eussent été exclusivement desti-