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assertion. On a quatre ou cinq énormes romans de la Table ronde, de ceux où il est question de ce fameux Saint-Graal, dont j’aurai beaucoup à vous parler. Or, ces romans sont en prose, et on en met la composition à une époque où il est certain qu’ils seraient antérieurs à la plupart des romans en vers qui nous restent aujourd’hui. On dit qu’ils furent composés sous le règne de Henri ii d’Angleterre, par conséquent, de 1152 à 1188. — Mais il y a sur cette assertion et sur le fait auquel elle se rapporte bien des observations, au moyen desquelles elle se concilie aisément avec la vérité.

Il est vrai que l’auteur du roman en prose de Lancelot du Lac, qui se désigne sincèrement ou à faux par le nom de Robert de Borron, affirme, dans une espèce de prologue, avoir traduit ce roman de latin en français, pour complaire au roi Henri d’Angleterre, qui, dit le romancier, fortment se délitoit des beaux dits qui y étoient.

J’admets que le roman en question ait été traduit ou composé pour un roi d’Angleterre du nom de Henri. Mais aucun manuscrit, aucun document, aucune tradition, n’indiquent, le moins du monde, si ce Henri est Henri ii ou Henri iii. Or, il est beaucoup plus vraisemblable que c’est ce dernier, en effet désigné par l’histoire comme un patron zélé de la littérature anglo-normande. — Dans ce cas, le roman en prose de Lancelot n’aurait été composé que de 1227, époque de la majorité de Henri iii, à 1271, dernière année de son règne. Durant cette période, surtout vers la fin, le génie épique du moyen âge avait déjà commencé à s’éteindre. L’époque était déjà venue d’amplifier, de combiner, de fondre, l’une dans l’autre, les anciennes inventions. L’épopée cessait d’être populaire ; elle ne s’adressait plus guère qu’à l’élite de la société, à des hommes qui savaient lire et avaient beaucoup de loisir. Dès-lors, les formes métriques lui étaient beaucoup moins nécessaires ; et la prose, dans sa nouveauté, hardie, libre, conservant encore quelque chose du ton et du tour de la poésie mesuré, plaisait plus que cette dernière, aux personnes qui pouvaient lire au lieu d’écouter.