Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 7.djvu/473

Cette page a été validée par deux contributeurs.
469
LETTRES PHILOSOPHIQUES.

un fragment entièrement digne du sujet, du moins son livre a tourné l’attention sur un des plus sérieux chapitres des annales modernes.

Dans cinquante ans, monsieur, vous pourrez peut-être, en Allemagne, poser à votre tour cette question : Quelle a été et quelle est encore l’influence de la révolution française sur la situation politique de l’Europe et sur le progrès des lumières ? Nous commençons à peine : l’ère philosophique des temps modernes est à sa plus faible aurore ; nous naissons ; la raison de l’Europe, après s’être affranchie des naïves et ferventes imaginations du moyen âge, après avoir essayé avec Luther et Calvin une théologie moins superstitieuse, avec Descartes et Kant une science de l’homme plus profonde, s’est aventurée à poser, avec la révolution française, le problème du gouvernement de la terre par le développement et l’application de l’esprit humain. Cela fut proclamé avec une noble audace, mais rien n’est fait encore. Les ébauches sorties d’une précipitation nécessaire et dévouée n’ont pu tenir ; toutes les esquisses improvisées ont pâli ; il ne faut ni s’en étonner, ni s’en troubler outre mesure, mais chercher les causes de ces défaillances, mais tirer de tant de difficultés et d’ajournemens de solides espérances.

Le poète Eschyle ouvre sa tragédie d’Agamemnon par les plaintes d’un homme placé au sommet d’une tour élevée. Cet homme, depuis longues années, attend l’apparition du phare lumineux qui doit dénoncer à Argos la prise d’Ilion. Il déplore de ne voir rien paraître et jette aux nuits et aux jours qui se succèdent ses cris et ses gémissemens. Je ne sais en vérité à quelle hauteur il faudrait se placer pour découvrir les destinées du dix-neuvième siècle, mais voilà bien des années que nous attendons, et surtout voilà bien des essais de gouvernement et de système imparfaits ou brisés, comme un pont inachevé ou rompu. Le dix-neuvième siècle s’est ouvert pour la France par le gouvernement consulaire de Bonaparte : on pouvait croire à la durée d’une république un peu militaire, où la liberté oublierait parfois la tribune pour les camps, mais où du moins le sang et les intérêts plébéiens seraient maîtres de leur propre fortune, sous