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comprendre maintenant la folle passion que m’inspira cette femme, cause de tous mes maux. Sans doute que la jeunesse a besoin de ces violentes sensations, mais aujourd’hui mon âme resterait craintive en présence d’une telle femme. Il me semblait alors que l’amour dût être un bonheur tellement enivrant, si puissant, qu’il me donnait une énergie délirante, comme celle que cause la fièvre. À présent il me faudrait un sentiment doux et calme, il me plairait d’en sentir toutes les phases ; j’aimerais une femme sans prétentions, bonne, plus aimante que passionnée, avec votre beauté touchante, Marie, avec vos qualités modestes. Ah ! si elle pouvait m’aimer !… Je sens que la vie me sourirait encore… Marie, ajouta-t-il en me prenant la main, voudriez-vous mon bonheur ? — J’étais oppressée par un sentiment indéfinissable. Il ne me disait pas qu’il m’aimait, et pourtant j’avais compris qu’il m’offrait son amour. Ma tête se pencha sur son épaule ; il devina plus que je n’avais voulu dire. Il lut dans mon cœur, et sa joie en fut si vive, que je n’eus pas la force de revenir sur un silence qui était un aveu. Je n’avais pas d’appréhensions, pas de regrets, j’étais heureuse du bonheur que je donnais. Enfin j’étais aimée ! — Émile me quitta, mais son absence devait peu durer, et de douces pensées allaient en remplir la longueur. Neuf heures sonnèrent : c’était l’instant fixé pour son retour. Il avait dû assister à un dîner d’étiquette, et quelque temps encore, je n’eus pas une pensée pénible. —

Madame de Barènes soupira et regarda la pendule. La marquise n’eut pas l’air de s’apercevoir de ce retour que fit Eugénie vers sa propre inquiétude, et continua :

— Les craintes vinrent enfin, et, lorsque les longues heures de la nuit sonnèrent les unes après les autres, sans qu’Émile parût, sans qu’il m’envoyât aucun message, tu peux te faire une idée de ce que j’éprouvais. Dès la pointe du jour, je lui écrivis. Le domestique revint bientôt, une lettre à la main. Je me précipite au-devant de lui, haletante de frayeur, d’espérance. Je saisis la lettre… C’était la mienne ! Il n’était pas rentré depuis la veille !

Des inquiétudes sur sa vie se mêlèrent alors aux craintes de mon cœur ; à chaque instant, j’envoyais chez Émile ; enfin l’on