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mérite qu’un autre, que moi j’en avais beaucoup, et qu’il ne devait m’inspirer que de la haine en se montrant si ingrat. Il me devint odieux : puis, plus tard, comme haïr est encore aimer, et que le temps détruit même un amour partagé, je devins indifférente pour lui. Alors mon cœur libre, après tant d’années de souffrances, sentit un vague besoin d’une union plus douce.

Je voyais souvent un jeune homme. Il était beau, aimable… Je ne puis t’en donner une idée plus juste qu’en le comparant à Octave. Sa taille était élevée et flexible comme la sienne, ses yeux aussi noirs, aussi doux que les siens ; mais souvent leur éclat était obscurci par un nuage de tristesse qui ne peut voiler ceux de ton heureux époux. Des boucles brunes ombrageaient son front. Pour son esprit, il avait cette tournure piquante, ce charme infini qui donnent tant de prix à la conversation de M. de Barènes : enfin on l’aimait comme on aime ton mari.

Madame de Barènes remercia sa cousine par un regard caressant : ce portrait flattait son amour.

La marquise reprit : — Il y a bien des années de cela, Eugénie ! depuis, ce beau jeune homme aux boucles noires, à la taille élégante, est devenu un vieillard à cheveux blancs, à la démarche lente. Tu le connais, mais ne me demande pas son nom, mon front, pâli par l’âge, rougirait peut-être encore si je le prononçais.

Madame de Barènes, attendrie, baisa la main que sa cousine avait posée sur son bras.

Nous le nommerons Émile, continua madame de Vercourt avec légèreté. Un soir donc, je me disposais à sortir, lorsqu’on annonce Émile. Il était préoccupé et ne me répondait qu’avec distraction. Tout d’un coup il me dit : En sortant de chez moi, j’étais indécis si je viendrais ici, où si j’irais me jeter à l’eau. — Je suis bien aise que vous vous soyez tout bonnement décidé à me faire une visite, répondis-je en m’efforçant de sourire ; car, bien qu’il cherchât à donner à ces paroles le ton de la plaisanterie, on ne voyait que trop qu’elles étaient l’expression de sa pensée, et j’en étais émue. — Hélas ! dit-il, cessant de feindre alors, quelle autre consolation que la mort reste-t-il à de si af-