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pas en rêveurs d’un temps qui n’est plus et dont nous ne voudrions pas nous-mêmes, mais nous l’aimions en artistes ou plutôt en curieux. Nous l’aimions comme on aime le héros jeune et beau d’une intrigue embrouillée qui a encore trois volumes à courir avant qu’on ne puisse la deviner ; nous l’aimions comme on aime Quentin Durward, par exemple, quand il arrive aux premiers chapitres du roman de Walter Scott. Le jeune Écossais vient chercher fortune en France. Il est jeune et beau et bien fait, plein d’avenir ; affamé comme un homme qui sera amoureux dans vingt-quatre heures, mais qui ne l’est pas encore. On aime le jeune archer dès qu’on le voit ; on assiste à son repas et on se plaît à le voir manger, autant que le roi Louis xi pour le moins. Que diriez-vous après les premiers chapitres, quand le jeune Quentin vient de couper la corde à laquelle un malheureux est suspendu, quand le bourreau lui-même, le compère expéditif du roi Louis, prépare déjà la corde pour Quentin ; que diriez-vous si l’auteur faisait pendre Quentin à un arbre ? Adieu Quentin, mon beau jeune homme ! L’ignoble corde enserre son cou si ferme et si blanc, il s’allonge horriblement, il meurt, et sa main défaillante laisse échapper le faucon qu’elle portait ! Vous rejetteriez le livre de dépit, et vous diriez que Walter Scott a méchamment assassiné le plus intéressant de ses jeunes héros.

Eh bien ! voilà comment nous aimions Napoléon ii ; nous l’aimions comme un aventurier né dans notre siècle, comme notre frère de lait à nous, hommes de 1804 ! — comme l’enfant qui avait sucé le peu de lait qui restait à notre nourrice. — Nous l’aimions, parce qu’il était destiné à être un officier de fortune comme nous, chacun dans son genre, enfans d’une révolution, élevés dans une révolution, grandis et probablement destinés à mourir dans une révolution. Nous l’aimions comme fils de son père, non pas de son père empereur, mais de son père plus qu’empereur ; de son père dieu tombé et plus dieu que jamais. Nous l’aimions, cet enfant dont le portrait a fait couler les pleurs de Bonaparte, comme le seul débris du plus étonnant génie qui ait ébranlé et bouleversé le monde. — Puis tou-