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sympathies inépuisables, leur soif inquiète d’émotions et d’enthousiasme ? Y a-t-il un homme, si grand et si beau qu’il soit, s’appelât-il Homère ou Byron, Eschyle ou Schiller, qui puisse être surpris en flagrant délit de poésie, sans encourir le ridicule, sans s’exposer aux moqueries des viveurs et des hommes positifs dont notre société tout entière se compose ?

Trouvez-moi, je vous en prie, à quelque prix que ce soit, à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Paris une famille respectable, habituée à l’ordre et au bonheur, économe et sensée, entremêlant habilement les tracas du plaisir et les soucis de la fortune ; ouvrez les portes du salon, épiez avec moi le moment où la tête grave d’un artiste ou d’un poète va s’enfouir dans cette cohue bruyante qui s’appelle indifféremment bal, rout, concert ou soirée, et lisez dans les regards les sympathies qu’il inspire. Chez quelques-uns, curiosité pure, enfantine et frivole, comme pour un gilet, une écharpe, une porcelaine, un cheval de prix, ou un monstre ; chez d’autres, un sentiment généreux de compassion et de pitié. Mais comptez sur vos doigts ceux qui le comprennent et l’admirent sincèrement, qui voudraient lui ressembler et le suivre au prix de ses souffrances et de ses veilles : nous pourrons continuer ensemble, et long-temps, et très inutilement notre Odyssée, sans rencontrer ce que nous cherchons.

Oui, les poètes sont les enfans perdus de l’humanité, et je conçois très bien qu’Alfred de Vigny, pour développer le thème qu’il avait choisi, ait jeté les yeux sur trois figures solennelles et mornes : Gilbert, Chatterton et André Chénier, trois grands noms, trois noms qu’on ne peut prononcer sans douleur et sans respect, trois guides lumineux et destinés à un long éclat, éteints avant le temps.

Que répondre à ceux qui accusent l’auteur d’impuissance et d’indifférence politique, qui méconnaissent volontairement sa pensée, qui la dénaturent, pour se donner le plaisir de la blâmer, qui voient dans l’expression franche et complète d’une idée individuelle un anathème hautain contre la société moderne ? Je ne sais qu’une réponse convenable à de pareilles ac-