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doute, mais écrites, il y a environ deux siècles, pour une cour érudite et guindée, pour Élisabeth qui lisait l’hébreu et parlait latin. Or, à coup sûr, bien que l’illustre auteur de René ait très justement remarqué que le rire vieillit et que les larmes sont éternelles, bien qu’Aristophane et Plaute soient aujourd’hui fort obscurs, tandis qu’Euripide et Sophocle sont aussi clairs encore que s’ils avaient écrit la semaine dernière, cependant il y a dans Othello plusieurs parties hérissées de concetti très bien placés au théâtre du Globe, ou dans les Nouvelles de Giraldi, mais aujourd’hui fort dépaysés. Il faut étudier Shakespeare comme on étudie Paul Veronese, traduire Othello, comme on copie des morceaux des Noces, mais s’en tenir à l’étude et ne pas vouloir ressusciter, au dix-neuvième siècle, l’école vénitienne, ou la poésie anglaise du siècle d’Élisabeth.

Il paraît d’ailleurs qu’Alfred de Vigny a fini par être de notre avis, puisqu’après s’être consolé très spirituellement des soirées du Théâtre Français, en racontant tout au long l’histoire de nos pruderies dramatiques, il a composé la Maréchale d’Ancre.

La destinée aventureuse et tragique de Leonora Galigaï venait bien, et d’elle-même, se placer après la fin sanglante de Cinq-Mars. La pièce est bien construite, bien divisée, bien écrite. Mais les premiers actes, qui seraient excellens dans un livre, manquent d’animation et de mouvement à la scène. Il y a trois scènes qui seraient belles dans les plus magnifiques tragédies de l’Europe : l’entrevue de Leonora et de son amant, l’interrogatoire d’Isabella, et le duel qui termine le cinquième acte. Peut-être eût-il mieux valu réduire le nombre des personnages, et développer plus largement les caractères principaux. L’histoire eût été moins complète, mais l’intérêt du drame eût été plus saisissant et plus sûr. Toutefois c’est la meilleure étude que nous ayons au théâtre sur notre histoire.

Mais je ne doute pas qu’à une seconde épreuve, Alfred de Vigny ne comprenne que l’optique scénique diffère très réellement de l’optique d’un roman ; il se rappellera les masques et les échos d’airain qui donnaient aux tragédies antiques un