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vivre de poésie et de solitude, chercher la nouveauté du rhythme dans la nouveauté des sentimens et des pensées, sans s’inquiéter de la date d’une strophe ou d’un tercet, sans savoir si tel mètre appartient à Baif, tel autre à Coquillart ? Que des intelligences nourries aux fortes études examinent à loisir et impartialement un point d’histoire littéraire, rien de mieux. Mais se faire du passé un bouclier pour le présent, emprunter au seizième siècle l’apologie d’une rime ou d’un enjambement, et faire de ces questions, toutes secondaires, des questions vitales et premières, c’est un grand malheur à coup sûr, une décadence déplorable, une voie fausse et périlleuse.

Qu’arrivait-il en effet, c’est qu’en insistant trop formellement sur le mécanisme rhythmique, on avait réduit la poésie à des élémens matériels trop facilement saisissables : en six mois on apprenait les secrets du métier, on savait faire une ode, une ballade ou un sonnet, comme l’équitation ou le solfège.

Ç’a donc été un grand bonheur pour Alfred de Vigny de vivre, jusqu’en 1828, au milieu de son régiment plutôt que dans les sociétés littéraires de Paris, qui s’efféminaient dans de mesquines arguties.

Suivons maintenant le développement de ses travaux et pesons la valeur de ses titres.

Entre tous les mérites qui distinguent les poèmes, celui qui m’a d’abord frappé, c’est la variété naïve et spontanée des sujets et des manières, l’opposition involontaire et franche, et, si l’on veut, l’inconséquence des intentions et des formes poétiques, l’allure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les traduisent, l’inspiration nomade et aventureuse, qui, au lieu de circonscrire systématiquement l’emploi de ses forces dans une époque de l’histoire, dans une face de l’humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symetha à Charlemagne, de Moïse à madame de Soubise.

Prise et pratiquée de cette sorte, la poésie, je le sais, même en lui supposant un grand bonheur d’expression, est moins assurée de sa puissance et de son effet ; chaque fois qu’elle veut agir sur le lecteur, elle recommence une nouvelle tentative, elle